Il y a 50 ans, le 11 octobre 1972, a lieu le procès de Bobigny (2e partie)
Nous avons vu, dans le précédent numéro d’Informations ouvrières, dans quel contexte historique s’est ouvert le procès de Bobigny.
- Droits des femmes, Histoire
>> Suite de la première partie de notre dossier.
« Ce procès, écrit Gisèle Halimi dans son livre La Cause des femmes, devait être surtout l’affirmation de la liberté de la femme, l’affirmation de son droit à disposer d’elle-même et l’affirmation de son droit à la contraception et à l’avortement. »
C’était donc un combat. Mais quel combat, exactement ?
Gisèle Halimi raconte qu’il y a eu, d’emblée, un désaccord avec des féministes. « De leur point de vue, il ne fallait pas de “grands témoins”, pas d’hommes, pas de prix Nobel. Bobigny devait être exclusivement une affaire de femmes et de femmes “non vedettes ” (…). Ces “anonymes” auraient été des femmes qui avaient avorté sans drame, par convenance personnelle et seraient venues à la barre pour dire : “Je n’ai pas de drame à vous raconter, mon ventre m’appartient.” »
Les quatre accusées refusent. Elles refusent, en particulier, de renoncer à l’appui des « grands témoins » sollicités. Des hommes. Parmi eux, le doyen Milliez, un des représentants de la résistance des médecins aux nazis. Et un fervent catholique.
Pendant le procès, le 28 novembre 1972, le Dr Escoffier-Lambiotte interviewe pour Le Monde le professeur Milliez : « Pourquoi avez-vous témoigné au procès de Bobigny ? » Il répond : « Parce que j’avais été indigné du fait que cette très jeune fille ait pu être traduite en justice. Lorsque j’ai été sollicité, je n’ai pas cru pouvoir me dérober, pensant qu’il était temps que cesse l’hypocrisie des avortements clandestins accordés aux femmes riches, interdits aux femmes pauvres ».
A la question que lui pose Gisèle Halimi à l’audience : « Si Marie-Claire était venue vous consulter, qu’auriez vous fait ? », le doyen Milliez l’a regardée bien en face et répond : « Je l’aurais avortée… » Gisèle Halimi affirme dans La Cause des femmes : « Les femmes devront beaucoup à cet homme de caractère qui, quelques mois plus tard, voyait se fermer devant lui les portes de l’Académie de médecine parce qu’un matin d’octobre 1972, il avait choisi le courage. »
Michèle Chevalier devait tirer les leçons de la stratégie choisie pour le procès : « Ce qui a impressionné le plus, c’est que nous étions inculpées et que, cependant, nous étions appuyées par des hommes comme Milliez ou Rostand. (…) Donc, nous n’avions pas mal agi ; nous n’étions pas des criminelles. » Quelques mois après le procès de Bobigny, 331 médecins signaient un appel : « Nous voulons que l’avortement soit libre. La décision appartenant entièrement à la femme, nous refusons toute commission qui la contraint à se justifier, maintient la condition de culpabilité et laisse subsister l’avortement clandestin (…) les médecins soussignés déclarent pratiquer des avortements ou aider, selon leurs moyens, à ce qu’ils soient réalisés en dehors de tout trafic financier ; s’engageant solennellement à répondre collectivement de leur action devant toute autorité judiciaire et médicale ainsi que devant l’opinion publique. »
A l’heure où la politique destructrice du gouvernement saccage les maternités, les centres d’IVG, réduit le nombre de médecins et remet en cause l’environnement médical de l’avortement, il est utile de revenir sur les épisodes d’un combat qui n’est donc pas terminé.
Suite de la plaidoirie de Gisèle Halimi « Cette loi*, Messieurs, ne peut survivre une seconde de plus » « Supposez que l’on oublie sa pilule. Oui. On oublie sa pilule. Je ne sais plus qui trouvait cela absolument criminel. On peut oublier sa pilule. Supposez l’erreur. L’erreur dans le choix du contraceptif, dans la pose du diaphragme. L’échec, l’erreur, l’oubli… Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli ? Est-ce que le progrès de la science n’est pas précisément de barrer la route à l’échec, de faire échec à l’échec, de réparer l’oubli, de réparer l’erreur ? C’est cela, me semble-t-il, le progrès. C’est barrer la route à la fatalité et, par conséquence, à la fatalité physiologique. J’ai tenu à ce que vous entendiez ici une mère célibataire. Le tribunal, je l’espère, aura été ému par ce témoignage. Il y a ici des filles, des jeunes filles qui, elles, vont jusqu’au bout de leur grossesse pour des raisons complexes, mais disons, parce qu’elles respectent la loi, ce fameux article 317. Elles vont jusqu’au bout. Que fait-on pour elles ? On les traite de putains. On leur enlève leurs enfants, on les oblige, la plupart du temps, à les abandonner ; on leur prend 80 % de leur salaire, on ne se préoccupe pas du fait qu’elles sont dans l’obligation d’abandonner leurs études. C’est une véritable répression qui s’abat sur les mères célibataires. Il y a là une incohérence au plan de la loi elle-même. J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus. Pourquoi ? Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être depuis toujours opprimé. La femme était esclave, disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’Etat, la femme devint le « démon », la « tentatrice ». Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michel et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme. Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale – exploitée comme les autres travailleurs. Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes. La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est pas seulement celle de l’économie. Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus. Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons. » * La loi dont il est question est celle de 1920. (Lire la troisième et dernière partie dans notre prochain numéro)
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