« La société est malade et l’école est en première ligne »
Des enseignants de l’académie de Bordeaux ont pris l’initiative d’une lettre ouverte, que nous reproduisons.
- Ecole
« Aujourd’hui (22 février – Ndlr), une de nos collègues a trouvé la mort dans l’exercice de sa fonction, après Jonathan Sandler en 2012, Fabienne Terral-Calmès en 2014, John Dowling en 2018 et, chacun s’en souvient, Samuel Paty en 2020.
Elle est la cinquième depuis à peine plus de dix ans à avoir perdu la vie au sein d’une institution qui lui devait la protection. Nous le savons tous, nos conditions de travail se sont inexorablement dégradées au cours des dernières décennies, et avec elles non seulement le sens de notre métier mais la considération qui devrait lui être attachée.
Discrédités à longueur d’antenne dans les talk-shows populistes qui pullulent sur nos ondes, méconnus par une presse qui pontifie sur nos professions sans en connaître le b-a.ba, et nous fustige dès qu’elle en a l’occasion – pour toutes sortes de raisons souvent fantaisistes ; nous avons pris l’effroyable habitude de nous voir traîner régulièrement dans la boue, par la société toute entière.
Cette même presse, capable d’affirmer à tout un pays que nous gagnons des salaires mirifiques sans jeter ne serait-ce qu’un regard sur les grilles de salaire pourtant publiques, s’offusque aujourd’hui qu’un adolescent ait pu faire entrer un couteau dans l’enceinte d’un établissement. La faute des personnels, sans doute ? Mais de quels personnels ? Où étaient ces journalistes lorsque les postes d’encadrement, d’enseignement étaient (et sont toujours) sacrifiés par centaines ? Où peut-on trouver les articles enflammés qui le dénoncent ? Nulle part ou presque, ils n’existent pour ainsi dire pas dans la presse dite mainstream. Tout juste se souvient-on de nous lorsque l’un de nôtres subit une agression, perd la vie ou se l’ôte par lassitude ou désespoir.
Quant aux pouvoirs publics, on sait quels dégâts les gouvernements successifs ont provoqué dans nos métiers, une chute elle aussi inexorable, qui s’est cependant accélérée depuis 2017, avec la destruction de l’idéal républicain dont l’école était garante.
Sous un « vernis verbal », on ne peut plus ténu, malgré les péroraisons ronflantes à base de justice-et-d’égalité dont nos ministres successifs sont désormais spécialistes, les coupes sombres budgétaires, les formations hors-sol, le « pédagogisme » ont rendu notre rôle intenable, nos missions irréalisables, nos métiers absurdes.
Et quand, dans un sursaut de dignité, certains tentent de s’opposer à cette désagrégation en règle de tout ce qui donnait du sens à notre travail, c’est une répression aveugle et brutale qui s’abat sur eux depuis l’accession au pouvoir de celui qui dirige aujourd’hui l’Etat. On lit que les meurtres d’enseignants sont très rares, qu’en 40 ans une dizaine « seulement » ont péri de la sorte, mais comment ne pas noter l’accélération du phénomène lorsque cinq d’entre eux – la moitié – sont mort au cours des dix dernières années ?
« Ces pouvoirs publics qui détruisent nos métiers »
La société est malade et l’école est en première ligne.
Ces pouvoirs publics qui détruisent nos métiers, qui nous laissent nous débattre dans la déconsidération et le mépris publics toujours plus impitoyables, faillissent en outre à leur devoir de protection des agents de la fonction publique que nous sommes.
C’est pourquoi, si par malheur l’un d’entre nous devait subir le même sort que ces infortunés collègues, nous signataires de cette lettre ouverte, demandons solennellement qu’aucun ministre ne se permette de venir prendre de posture affligée à la porte de notre établissement ou sur notre tombe, qu’aucun d’entre eux ne s’autorise de déclaration vibrante sur notre martyre car, si telle atrocité advient, ce sont eux que les nôtres en tiendront pour responsables, qu’ils n’en doutent pas une seule seconde. »