Les grèves de 1945-1946 en France

« Produire d’abord, revendiquer ensuite », disait Maurice Thorez, qui mit tout le poids du PCF pour tenter de stabiliser, avec De Gaulle, le situation en France.

Par Nicole Bernard
Publié le 16 juillet 2023
Temps de lecture : 8 minutes

Nous publions cette semaine des extraits des notes prises par Daniel Renard, militant trotskyste[mfnCes notes de Daniel Renard, contemporain des faits qu’il rapporte, ont été reproduites dans le no 142 des Cahiers du Cermtri, paru en septembre 2011.[/mfn], sur les développements de la lutte des classes, en France, entre le début 1945 et le 23 avril 1947 où cinq cents ouvriers du secteur Colas de l’usine Renault de Billancourt votent une grève qui va s’étendre à toute l’usine et sonner la fin du gouvernement d’union nationale d’où les ministres PCF sont exclus le 5 mai 1947. Nous nous arrêtons, dans ces pages, à l’été 1946.

Dès 1944, des dizaines de villes sont libérées par des comités de libération et leurs milices patriotiques. Les corps constitués mis en place sous Vichy s’effondrent en même temps que fuient ceux qui ont collaboré.

Le départ des troupes d’occupation et la libération du territoire ouvrent la voie à une effervescence dans laquelle la volonté d’épurer l’appareil vichyste et la nécessité de résoudre une myriade de questions (approvisionnement, démarrage de la production, etc.) pousse à l’auto-organisation.

On est bien dans une situation de double pouvoir.

De Gaulle prévient que « le gouvernement a décidé de rappeler qu’aucune autorité ou organisme n’a qualité pour modifier en dehors des prescriptions de la loi, les fondements du régime des entreprises ».

Le 22 septembre 1944, une circulaire signée par le ministre de De Gaulle à la production industrielle, Robert Lacoste (SFIO), ôte aux commissaires de la République le droit de prononcer des réquisitions. Or, 15 jours après, les 7 et 8 octobre 1944, se réunit à Avignon un congrès à l’initiative de trente-sept comités de Libération de la France méridionale qui « revendiquent une démocratie directe, économique et sociale. »

Le congrès adopte dans l’enthousiasme une motion appelant « les comités locaux à convoquer dans les villes et les villages des assemblées patriotiques où sera exposé le programme d’action du CNR » et surtout « où ce programme sera précisé selon les conditions locales et où seraient soumises à la ratification populaire la composition et l’action de ces comités locaux ».

Le 7 décembre, Henri Martel, dirigeant CGT des Houillères, interpelle Robert Lacoste : « L’intérêt de la nation exige que l’on sache pourquoi il fait froid dans les logements, pour quelles raisons les usines ne fonctionnent pas et des sucreries refusent les betteraves par manque de charbon. Pourquoi l’on ne veut pas confisquer les mines. On a effectué une fausse nationalisation sans demander l’avis des ouvriers. Pourquoi l’on veut donner des millions aux compagnies minières et l’on se prépare à verser des milliards aux traîtres des conseils d’administration que mon ami Frachon a très justement dénoncés ? ».

Dans cette situation, une délégation du gouvernement provisoire avec de Gaulle se rend à Moscou, du 2 au 10 décembre 1944. Elle signe, le 10 décembre, un traité d’assistance mutuelle entre la France et l’Union soviétique de Staline. Dans ce traité, les « parties contractantes conviennent de se donner l’une l’autre toute l’assistance économique possible après la guerre en vue de faciliter et de hâter la reconstruction des deux pays et de contribuer à la prospérité du monde ».

Cet accord, qui veut redonner à la bourgeoisie française une place internationale va être, évidemment, un point d’appui pour que de Gaulle maîtrise la situation en France.

La session du comité central du PCF des 21, 22 et 23 janvier 1945 voit Maurice Thorez déclarer que « ces groupes armés (les milices patriotiques) ont eu leur raison d’être avant et pendant l’insurrection contre l’occupant hitlérien et ses complices vichyssois. Mais la situation est maintenant différente, la sécurité publique doit être assurée par les forces régulières de police constituées à cet effet. »

À la déclarationde De Gaulle : « Il faut produire à tout prix en évitant les grèves qui, lorsqu’elles ont lieu ne peuvent avoir d’autres conséquences que d’aggraver davantage, au détriment de tous, les déficiences de la production », répond la déclaration du secrétaire général du PCF, Maurice Thorez : « Gagner la bataille de la production est aussi important que d’avoir gagné la bataille de la Libération. »

Le 27 juillet, à Waziers, Thorez explique que « produire, c’est, aujourd’hui, la forme la plus élevée du devoir de classe, du devoir de Français ». « Produire d’abord, revendiquer ensuite », déclarait-il déjà lors du bureau politique du PCF, le 6 décembre 1944.

1945 : une année aussi marquée par une terrible misère

La guerre, l’occupation ont entraîné le rationnement des produits alimentaires de base et le marché noir. (…)

Les fortunes accumulées par les nouveaux riches de la seconde après-guerre, assuraient un écoulement plantureux à ce secteur marginal, en provoquant de nouveaux et rapides enrichissements.

Mais la misère de 1945 provient pour une part encore plus grande de la baisse du pouvoir d’achat. D’après la Statistique générale de la France, en prenant pour base l’indice 100 en 1938 et en ne tenant compte que des prix du marché officiel, le coût de la vie en 1944 est à l’indice 307, les salaires sont à l’indice 163. Ce qui signifie une baisse de pouvoir d’achat de plus de 340 % pendant les années de guerre et d’occupation. Dès son installation en 1944, le gouvernement provisoire décrète une hausse des salaires. (…)

Grèves partielles

Les majorations furent très diverses selon les régions. Selon l’enquête de la Statistique générale, la hausse des salaires varie selon les professions de 45 à 52 % en province, de 30 à 31 % à Paris. À la suite de cette augmentation, l’indice des salaires est passé en octobre à 207 (base 100 en 1938), l’indice des prix de détail étant à 291.

Les conditions particulières de l’année 1945 expliquent que la réaction ouvrière ait été limitée. (…)

La reprise de la hausse des prix à partir de février 1946 ouvre une seconde phase où la grève passe du stade de la propagande à celui de la réalisation pratique. (…)

Dans la plupart des cas, les grèves partielles sont rapidement victorieuses ce qui encourage de nouveaux mouvements mais ne donne pas le temps aux grévistes de se heurter aux appareils politiques et syndicaux1Selon la ormule de Gaston Monmousseau, dirigeant de la CGT et du PCF : « La grève est l’arme des trusts contre la nation et la classe ouvrière. ». Dans la métallurgie, en particulier du fait du non-retour aux conventions collectives et de l’extrême disparité des sa-laires qui résulte des décrets Parodi, le point de départ revendicatif est très variable et rend difficile une éventuelle généralisation : le patronat préfère céder rapidement sur un compromis.

Janvier 1946 : les rotativistes décident la grève

En août 1944, les ouvriers du Livre ont obtenu une première augmentation à laquelle s’est ajoutée, en mai 1945, une seconde augmentation générale. En septembre 1945, la fédération des employeurs de la presse accorde une troisième augmentation aux « typos ». Les « rotos » réclament la même chose. Le ministre du Travail refuse. Les « rotos » partent en mouvement, contraignant la fédération des employeurs, à conclure un accord que le ministre du Travail refuse, encore, d’homologuer.

L e 26 janvier 1946, Paris s’éveille sans journaux, dans la nuit, rotativistes, clicheurs, photograveurs, ouvriers d’entretien et de départ ont, d’eux-mêmes, cessé le travail.

À l’origine, un conflit qui oppose les « rotos » au ministre du Travail Ambroise Croizat.

(La veille), 25 janvier, les délégués des rotos se prononcent contre la grève (36 contre 31). L’argument donné par les responsables CGT est qu’on est en pleine crise ministérielle et qu’il faut attendre de connaître le nouveau ministre. Mais, dans la nuit, spontanément, les rotos débrayent.

Entre-temps, Félix Gouin, élu président du gouvernement le 23, a formé son cabinet. Un protocole d’accord entre les trois partis (section française de l’Internationale ouvrière-SFIO, PCF, Mouvement républicain populaire) a été signé après que Gouin ait envoyé une lettre aux présidents des trois groupes définissant « les mesures d’une extrême rigueur qu’exige la situation présente sur laquelle j’ai le devoir d’appeler immédiatement l’attention du pays ».

Parmi ces mesures, au premier rang, le blocage des salaires, complété par la suspension de tout avancement des fonctionnaires et salariés des entreprises nationalisées, l’arrêt du recrutement et des mises à la retraite puis l’augmentation du prix des transports et du charbon.

Dès le 28 janvier, le gouvernement a décidé de refuser toute augmentation de salaire. Le même jour, à la radio, le ministre du Travail, qui est toujours Croizat, attaque violemment les grévistes dans la presse, leur reprochant d’être mieux payés que les métallos et les fonctionnaires et d’avoir travaillé sous l’Occupation pour des journaux collaborateurs.

Ce discours déchaîne la colère des rotos contre le ministre « communiste » du Travail.

« Vous dites que des circonstances aussi graves que celles d’une crise ministérielle ont été choisies (sous entendu : par les grévistes) pour interrompre la parution des journaux… mensonge ! Depuis plusieurs mois, les conversations se poursuivaient entre le syndicat général du Livre et le syndicat de la Presse parisien (les employeurs) en vue d’accorder aux clicheurs et aux rotativistes les mêmes salaires qu’aux compositeurs : 400 F service de jour et 460 F services de nuit. Pour 5 heures de travail, dites-vous. Mensonge ! Pour 6 heures ».

Lors de l’assemblée du 29 janvier, les responsables syndicaux qui demandent la reprise du travail sont désavoués et la grève reconduite par 1 200 voix contre 400.

À la demande des responsables syndicaux, Louis Saillant, président du Conseil national de la Résistance depuis septembre 19442Le Conseil national de la Résistance avait décidé de se maintenir jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante élue le 21 octobre 1945. Il est dissous le 16 novembre 1945. Louis Saillant devient secrétaire de la Fédération syndicale mondiale (FSM) jusqu’en 1968., demande aux grévistes de reprendre le travail. Ce qu’ils finiront par faire.

Rien n’est pourtant réglé et, en avril 1946, un accord donne aux rotos les mêmes augmentations qu’aux typos.

Juillet 1946 : la grève des postiers

La grève démarre le 29 juillet 1946 à 4 heures du matin par une grève d’avertissement à l’appel de la fédération pour le rétablissement des « parités externes » (avantages obtenus par certaines catégories de fonctionnaires et non étendues aux postiers).

Dans la matinée, selon le scénario prévu, les secrétaires de la fédération postale sont reçus par le ministre des Finances, M. Schumann, qui donne des assurances. La délégation se retire satisfaite.

Mais le 30 au soir, on apprend que la grève continue dans certains départements : Nord, Puy-de-Dôme, Gironde, en particulier dans les grandes villes, à Lille, Marseille, Clermont-Ferrand, Bordeaux. La section de la Haute-Vienne demande à la fédération de déclencher dans les 36 heures la grève générale si satisfaction n’est pas obtenue immédiatement.

Le bureau fédéral riposte par un communiqué résumant son entrevue du matin et notant que « le ministre des Finances examine avec un esprit sympathique et favorable aux revendications des PTT » et donne ordre de « reprendre immédiatement dans l’ordre et la dignité ».

Partout naissent des comités de grève

En réponse, le 31 juillet, de nouveaux services entrent en lutte. La grève atteint Paris où de nombreux centraux et bureaux débraient. La bataille est double : bataille contre l’Etat-patron, bataille contre le bureau fédéral.

(…) Partout dans les bureaux, naissent spontanément des comités de grève. Le 1er août, un comité national de grève se constitue en dehors de la fédération. Il comprend surtout des militants provinciaux de Lille, Clermont, Bordeaux, Aurillac, Limoges. Il lance aussitôt l’ordre de grève générale pour minuit. Ordre lancé tardivement dans la soirée, qui n’est pas totalement suivi, mais la grève se généralise dans la journée du 2 août. Les bureaux-gares débraient à Paris, Saint-Lazare en tête ; le central téléphonique s’arrête ainsi que l’inter qui a été le siège d’une rude bataille.

Les permanents de la fédération ne s’avouent pas vaincus. Sous leur pression, le gouvernement refuse, le 2 août, de recevoir une délégation du comité national de grève tant que le travail n’aura pas repris. (…)

Violents accrochages avec les dirigeants PCF et PS

Dans la soirée du 3 août, sur promesse gouvernementale d’une entrevue immédiate, le comité national de grève donne l’ordre de reprise pour le lendemain à 4 heures. Il est reçu effectivement dans la nuit puis à nouveau le 4 à 11 heures. Les ministres intéressés donnent l’assurance qu’ils saisiront le conseil du 7 août des décrets rétablissant les parités rompues.

Entre-temps, l’Assemblée a voté le 2 août une résolution du socialiste Dagain invitant le gouvernement à rétablir les parités externes : ce fut l’occasion d’un violent accrochage entre représentants du PS et du PCF.

La question sur le plan corporatif connaît un dernier rebondissement le 13 août ; se plaignant de ne pas voir venir les décrets, le comité national de grève lance à midi, en pleine négociation avec Schumann, l’ordre de grève pour le soir même. À 14 heures, les décrets étaient signés. Ils parurent au Journal officiel du 14 août.

 

Communiqué du comité national de grève des PTT (3 août 1946)

« Le comité national de grève des PTT constate avec satisfaction que le magnifique mouvement des postiers a eu pour premier résultat important et décisif de créer dans le pays et à l’Assemblée nationale constituante une atmosphère éminemment favorable pour le succès des revendications du cartel central des services publics.

Le comité est persuadé que c’est grâce à cette atmosphère que des améliorations importantes ont pu être apportées au projet initial du gouvernement.

Il pense donc que les postiers ont bien servi la cause des travailleurs de la Fonction publique.

Le comité constate avec plaisir que son action a abouti au vote unanime par l’Assemblée constituante d’une résolution acceptée par le gouvernement qui invite ce dernier à rétablir pour les postiers les parités (indemnités diverses, reclassement de certaines catégories) rompues au cours de l’année dernière au bénéfice d’autres administrations.

Le vote de cette résolution fait obligation au gouvernement de réaliser les mesures que les postiers réclament. (…)

Le comité, exprimant la volonté des postiers en grève, estime que l’application des décisions gouvernementales doit intervenir avant le 1er septembre 1946.

Le comité de grève invite la profession à rester vigilante pour la poursuite de l’action syndicale nécessaire à la réalisation de toutes ces revendications non satisfaites.

Le comité enregistre cependant l’important succès du mouvement. La grève des postiers est un triomphe matériel et moral qui fera date dans l’histoire du syndicalisme postal.

Les buts atteints constituent une importante victoire, le comité national de grève décrète la reprise du travail le 4 août 1946 à 4 heures du matin. Pour confirmer l’autorité confiée par l’ensemble de la corporation aux responsables actuels du comité national de grève, ce dernier demande à tous les postiers, à tous les responsables actuels des comités de grève de prendre toutes dispositions utiles pour écouler le trafic actuellement en instance. »