Il y a 50 ans : le coup d’Etat au Chili
Il y a cinquante ans, après le coup d’État au Chili du général Pinochet le 11 septembre 1973, la section française de la IVe Internationale (OCI à l’époque), tenait un meeting le 21 septembre 1973 dans la grande salle de la Mutualité à Paris. C’est le camarade Pierre Lambert, au nom du comité central de l’OCI, qui y présenta le rapport.
- Chili, Histoire

Nous en publions ici des extraits 1Ce rapport figure intégralement dans le numéro 562 de La Vérité d’octobre 1973, sous le titre « Le Chili et les problèmes de la révolution prolétarienne », disponible sur le site du Cermtri (www.cerm-tri.com).
« Je ne me rendrai pas, cela est bon pour des lâches comme vous-mêmes », Salvador Allende, le 11 septembre 197
Depuis le 11 septembre et pendant deux jours, avions, roquettes, bombes, canons, mitrailleuses de l’armée chilienne, armée hier encore saluée comme loyale, constitutionnelle, respectueuse des institutions, frappent, tuent, incendient, faisant des milliers de morts, les meilleurs combattants de la classe ouvrière chilienne. Jours et nuits se succèdent les perquisitions. Tout homme possédant une arme est fusillé sur place : exécution pour l’exemple.
Le 11 septembre, le palais de la présidence est en flammes. Trois ans auparavant, porté au pouvoir par une vague d’enthousiasme sans précédent, Salvador Allende annonçait aux masses rassemblées son intention de conduire le Chili au socialisme par des voies démocratiques et affirmait que la voie la plus sûre vers la révolution était celle du bulletin de vote. Trois ans durant, ainsi en mars dernier et encore une fois le 1er septembre, les masses, à l’appel d’Allende, sauvaient, tentaient de sauver son gouvernement, ce gouvernement qu’elles estimaient être le leur.
Allende, à la radio, quelques minutes après que la junte lui eut demandé de démissionner, a déclaré :
« Je ne démissionnerai pas. Je ne le ferai pas, je suis prêt à résister par tous les moyens, même au prix de ma vie, pour que l’histoire conserve l’ignominieuse leçon de ceux qui ont la force, mais non pas la raison, mais non pas le droit ».
À un amiral qui lui renouvelle l’offre faite par le général Pinochet d’un sauf-conduit qui lui sauverait la vie, Allende répond : « Je ne me rendrai pas, cela est bon pour des lâches comme vous-mêmes ».
Camarades, Allende est mort courageusement. Le 3 décembre 1851, le député socialiste Baudin, lui aussi, est mort courageusement sur les barricades élevées contre le putsch de Louis Bonaparte. Les révolutionnaires de l’époque ont salué le courage de Baudin, mais ils ont démontré que les Baudin et les Louis Blanc avaient conduit les masses populaires à la défaite dans la révolution de 1848. Il est ici des questions que chacun se pose et auxquelles il faut répondre.
Des questions que chacun se pose
– Qu’auriez-vous fait, nous demande-t-on, à la place d’Allende ?
– Pourquoi le putsch s’est-il déclenché maintenant ?
– Pourquoi Allende a-t-il demandé aux ouvriers de rester dans les usines au lieu de les appeler à manifester dans la rue ?
– Pourquoi l’armée chilienne, réputée constitutionnelle et légaliste, a-t-elle organisé le coup d’État ?
– Pourquoi le général Pinochet, qui affirmait en 1970 sa loyauté au gouvernement et au peuple, a-t-il pris la tête des massacreurs ?
– Pourquoi, au Chili, les classes moyennes ont-elles basculé à droite, et que faire pour qu’elles ne basculent pas ?
– Il y a aussi le problème de l’armement, et bien d’autres questions…
Je voudrais commencer en répondant à cette objection d’un militant : « Je ne veux rien entendre de la politique d’Allende. Il faut faire quelque chose. Le plus important, c’est le bain de sang ».
Cet argument inacceptable tente d’accréditer l’idée que les militants qui estiment devoir rechercher les causes qui ont amené les masses laborieuses chiliennes au désastre s’opposeraient au devoir sacré de solidarité.
Nous le disons nettement : les militants révolutionnaires que nous sommes appellent inconditionnellement à la solidarité pour tous les travailleurs et militants qui subissent la féroce répression de la junte, quelle que soit la tendance à laquelle ils appartiennent, qu’ils se prononcent pour le Parti socialiste, le Parti communiste, le Mapu, le MIR gauchiste ou les trotskystes, à la solidarité inconditionnelle pour les démocrates libéraux qui condamnent les généraux fascistes. Ce n’est pas du côté des révolutionnaires que l’on opposera des conditions politiques à la lutte pour la solidarité. C’est clair. C’est net.
Mais je dirai en outre que cet argument est doublement inacceptable car, si je ne me trompe, ceux qui appellent à faire silence sur les problèmes politiques sont ceux-là mêmes qui ne se privent pas de critiquer, sinon de calomnier, les gauchistes et les trotskystes. Telle est la réponse que je fais à ce camarade, à tous les camarades honnêtes qui, sous le coup d’une émotion légitime que tous partagent, se refusent à engager le débat politique ; ceux qui demandent le silence entendent en fait imposer leur propre opinion politique.
Rassurer l’impérialisme ?
Camarades, en 1970, la classe ouvrière chilienne, emportée par un élan enthousiaste, impose un gouvernement qu’elle estime être son gouvernement. Tout de suite, Salvador Allende tente de rassurer. Il ne rassure personne. Henry Kissinger, qui est aujourd’hui le secrétaire d’État de Nixon et le grand négociateur de la coexistence pacifique, salué comme tel de toutes parts, a dit, après l’élection d’Allende à la présidence du Chili : « Les élections, en plaçant au pouvoir Allende, vont poser des problèmes massifs pour nous et pour les forces démocratiques en Amérique latine ».
L’impérialisme n’était pas rassuré par les déclarations rassurantes d’Allende. Il savait que les masses étaient en mouvement, et les masses en mouvement, au Chili comme ailleurs, ce sont les masses qui veulent le pouvoir, qui veulent l’expropriation totale des exploiteurs, qui veulent la terre pour ceux qui la travaillent, qui veulent rompre tous les liens avec l’impérialisme, qui veulent la république des conseils. Allende proclamait encore le 27 août 1973 : « Il n’y aura pas, moi à la tête du gouvernement, ni coup d’État ni révolution violente ! ».
Hélas, il n’y a pas eu de révolution, ni violente ni non violente, mais il y a eu le coup d’État le plus sanglant qu’ait connu l’Amérique latine. Le ministre des Affaires étrangères, président du Parti socialiste, M. Almeyda, a dit : « Les forces armées chiliennes soutiendront jusqu’au bout l’expérience socialiste dans le pays à condition qu’elle se maintienne dans les normes démocratiques ».
Camarades, cela est écrit, cela fut dit le 3 septembre 1973, une semaine avant le coup d’État.
Vous savez tous que s’il est un général « républicain », salué de toutes parts comme tel au Chili et à l’étranger, c’est bien le général Prats, qui fut ministre de l’Intérieur du gouvernement Allende – et qui a cédé sa place au général Pinochet. Il a cédé sa place en toute connaissance de cause. La presse a rapporté qu’un jeudi soir, à la suite d’une réunion à huis clos d’officiers de la garnison de Santiago, le ministre de la Défense, Prats, se rendit compte que seule sa démission pouvait encore sauver l’unité de l’armée. Il alla voir le président Allende, son ami, et lui déclara : « Je ne peux pas briser l’armée ».
Pour ce général « républicain », le massacre des ouvriers et des paysans chiliens était préférable à la dislocation de l’armée.
Un bilan sanglant
Camarades, le bilan est là, sanglant, terrible. Il faut en tirer les leçons. L’Unité populaire a respecté la Constitution, Constitution qui garantit la propriété privée des moyens de production. L’Unité populaire a été respectueuse de l’État bourgeois, de l’armée, de la justice… Mais les résultats sont là. Il faut en tirer les leçons. À ceux qui, exploitant l’émotion légitime qui étreint aujourd’hui des millions et des millions de travailleurs de ce pays, à ceux-là qui ont conduit à la défaite, à ceux-là qui ont fait qu’aujourd’hui, c’est dans les pires conditions que la classe ouvrière chilienne, dans un effort désespéré, continue son combat, à ceux-là nous devons dire : il faut aujourd’hui établir les comptes, il faut en rendre, il faut ouvrir la discussion.
Au Nouvel Observateur (…), le 13 mars 1973, un certain Laffonques écrit : « L’Unité populaire sort ragaillardie des élections du 4 mars. Les tenants de la droite n’ont décidément pas de chance. La question essentielle aujourd’hui est donc, pour l’Unité populaire, de réussir enfin à se mettre d’accord sur une ligne politique de combat et de s’y tenir, en donnant de plus en plus concrètement “le pouvoir aux travailleurs”, tout en esquivant, grâce aux vertus du système présidentiel, les crocs-en-jambe d’un Parlement encore hostile à 54,7 %. Cette fois, c’est possible – d’autant que le courant “péruvien” qui anime les secteurs progressistes de l’armée chilienne ne s’y opposera pas ! ». Gardez-nous de nos amis !
Ce même monsieur Laffonques, le 9 juillet 1973, après l’échec de la première tentative de putsch du 29 juin, écrit : « Pourquoi a-t-elle échoué ? L’armée chilienne constitutionnelle a soutenu Allende ».
Un coup d’État en préparation depuis des mois
Tous, tous, à l’échelle internationale, ont ligué leurs forces pour endormir le prolétariat chilien, pour lui interdire de comprendre que l’armée « constitutionnelle » était l’armée de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers.
Ce monsieur Laffonques concluait son article en ces termes : « Pour l’instant, toutes les forces de gauche sont unies devant le danger commun. Les partis ouvriers communiste et socialiste ne sont pas disposés à se laisser égorger. Est-il même besoin de le préciser, tout le monde est armé, à droite comme à gauche. C’est le secret de polichinelle. La classe ouvrière, elle, a atteint son degré le plus haut de combativité. Elle occupe toujours les usines et refuse de les rendre. Pour M. Allende comme pour toutes les forces de gauche au Chili, la situation est difficile et périlleuse, elle n’est pas désespérée ».
Toujours rassuré, alors qu’il ne fallait pas être grand clerc pour savoir que, depuis des mois et des mois et nous l’expliquions — dans Informations ouvrières et dans La Vérité – le coup d’État se préparait. Il ne fallait pas être grand clerc – il fallait simplement ne pas être partisan d’une politique de collaboration de classes – pour refuser de croire ces contes à dormir debout.
Comment gagner ?
Ainsi, selon Le Nouvel Observateur, Allende avait toutes les cartes entre les mains. Vous voyez ce qu’il en a fait. En octobre 1972, il a accepté une loi dite « de contrôle des armes » qui légalisait les exactions anti-ouvrières de l’armée « constitutionnelle » et « progressiste », préparant ainsi le coup d’État du 11 septembre. Il ne s’est pas opposé à cette loi et on a expliqué depuis octobre 1972 jusqu’au 9 juillet 1973 et jusqu’au 11 septembre 1973 qu’Allende tenait le bon bout. Il aurait pu gagner. Oui, Allende aurait pu gagner, mais pour prétendre gagner, il aurait fallu qu’il s’appuie sur les masses pour s’opposer à cette loi réactionnaire qui permettait aux fascistes de l’armée de métier d’entrer dans les usines, de désarmer les ouvriers, d’organiser des attentats contre les travailleurs, il aurait fallu que les dirigeants du PC et du PS rompent avec les partis bourgeois, avec la Constitution bourgeoise, avec le régime de la propriété privée des moyens de production, dont l’armée et la police assurent la défense.
Camarades, dans l’Unité populaire il y a le Parti socialiste et le Parti communiste, et il y a les partis de la bourgeoisie. Si soutenir l’Unité populaire, même d’une façon critique, cela veut dire quelque chose, cela veut dire soutenir ces partis, tous ces partis, c’est-à-dire ce gouvernement, même de manière critique. C’est-à-dire qu’on tourne le dos à la question des questions, au mot d’ordre des mots d’ordre, que pas une tendance au Chili n’a voulu formuler, n’a voulu mettre en avant à savoir :
« Hors du gouvernement, les partis de la bourgeoisie et les représentants de l’état-major » !
Régis Debray, un prétendu ami d’AllendeLe plus extraordinaire, si l’on peut dire, ou le plus ignoble, c’est l’attitude de M. Régis Debray. Celui-ci écrit énormément de livres sur la Révolution, sur la « Révolution dans la Révolution ». Ce monsieur Régis Debray écrivait dans Le Nouvel Observateur du18 juin 1973 : « Penser aujourd’hui à un changement de régime en dehors du cadre électoral, c’est de la provocation ou de la débilité mentale. Le processus d’Union de la gauche n’est pas révolutionnaire ? Certes, c’est en tout cas le seul imaginable. La révolution n’est pas à l’ordre du jour ». Camarades, ce monsieur était l’ami d’Allende. Nous devons supposer que le 18 juin 1973, il était parfaitement d’accord avec Allende. Mais il écrit le 17 septembre 1973 dans Le Nouvel Observateur. Il explique qu’il a bien connu Allende, mais qu’en ce moment, il ne s’agit pas de politique : « Je veux parler de l’homme, poursuit-il ; en lui la volonté vibrait plus haut que les idées ». Autrement dit, quel piètre homme politique était ce pauvre Allende ! Comme amitié indéfectible, on peut faire mieux, Monsieur Régis Debray. Et il continue, toujours dans ce même article : « Comment demander à un appareil d’État créé et occupé par la bourgeoisie de réprimer la classe qui lui a donné naissance et légitimité ? Allende voyait s’engloutir un à un tous les moyens de gouverner. Désarmer les comploteurs ? “Avec quoi ?, répondait Allende. Donnez-moi d’abord les forces pour le faire.” “Mobilisez-les !”, lui disait-on de toutes parts. Car c’est vrai qu’il patinait là-haut dans les superstructures, laissant les masses sans orientation idéologique ni direction politique. Seule, l’action directe des masses arrêtera le coup d’État. “Mais combien faut-il de masses, demandait Allende, pour arrêter un tank ?” ». Comment qualifier un homme qui, moins de trois mois avant le coup d’État (le 18 juin 1973) déclare que la révolution n’est pas à l’ordre du jour, qui approuve la politique de l’Union de la gauche, parce que non révolutionnaire – politique identique à celle qu’Allende préconisait et faisait au Chili au nom de l’Unité populaire – et qui, six jours après le coup d’État, le 17 septembre 1973, sans avoir jamais rien écrit d’autre à ce sujet, reproche à son « ami » Allende de ne pas s’être engagé dans le « processus » révolutionnaire ? Je laisse aux camarades le soin de trouver le qualificatif. Il faut poursuivre. Car il est absolument nécessaire d’éclaircir ces problèmes. Et si, comme je l’ai dit tout à l’heure, mon exposé est trop alourdi par des citations, je ne pense pas qu’il soit possible de faire autrement. |