Raison d’Etat contre liberté de la presse

La rédaction d’ Informations ouvrières apporte son soutien total à Anne Lavrilleux poursuivie pour avoir fait son travail de journaliste !

« Descente dans les ateliers de la liberté de la presse », lithographie de Grandville (vers 1832). Sur la gauche, le roi Louis-Philippe plaque sa main sur la bouche d’une ouvrière symbolisant la liberté de la presse.
Par Gérard Bauvert
Publié le 29 septembre 2023
Temps de lecture : 4 minutes

La journaliste Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue pendant près de 40 heures, puis relâchée vendredi 22 septembre.

Dans une conférence de presse tenue le même jour, elle déclare : « C’est une attaque claire, nette et précise contre la liberté d’informer. » Elle a parfaitement raison.

Journaliste du média d’investigation Disclose, elle avait été placée en garde à vue mardi 19 septembre à Marseille, dans le cadre d’une enquête publiée en 2021 qui révélait un possible détournement égyptien d’une opération française de renseignement dans ce pays.

En clair : le gouvernement français et ses troupes auraient rendu d’éminents services au dictateur égyptien, le maréchal al-Sissi. Entre autres, cela lui aurait permis de bombarder, sous couvert de « lutte contre le terrorisme », des civils à la frontière égyptienne. Rappelons que le maréchal al-Sissi est l’un des clients importants de l’industrie française d’armement… et que le « service après-vente » fait partie de la vente… Selon les documents classés « secret-défense » obtenus par le média Disclose, « les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements entre 2014 et 2016 »  (cité par Franceinfo).

Secret-défense de l’État contre secret des sources de journalistes

Les sociétés de journalistes, les organisations syndicales de la profession, des élus LFI, EELV, PS ont immédiatement protesté contre cette violation de la liberté de la presse. En effet, l’arrestation de journalistes est un fait – sinon inédit – d’une extrême rareté.

La journaliste Ariane Lavrilleux indique : « Tous mes outils de travail, dont mon ordinateur, ont été perquisitionnés. On a utilisé des outils de cybersurveillances pour fouiller mes mails. C’est une expérience très violente, d’autant plus quand on est en France où, en théorie, on est en démocratie. » (cité par Franceinfo). En « théorie » !

Comme l’indiquent une quarantaine de sociétés de rédaction, c’est une attaque sans précédent contre le secret des sources. Le secret des sources est pour tout journaliste – et a fortiori pour les journalistes d’investigation – la pierre angulaire de leur métier. Pas de secret des sources, pas de liberté d’enquêter, pas de journalisme digne de ce nom. C’est la pierre angulaire d’un métier rendu possible car adossé sur la loi de 1881.

Un système totalitaire cherche à s’installer

A travers une opération visant à la fois à protéger le « secret-défense », c’est-à-dire la raison d’Etat, et à intimider, terroriser les journalistes se déploie un projet au long cours : celui de s’en prendre à la loi de 1881 qui fonde la liberté de la presse.

Petit retour en arrière. Déjà sous le règne de Macron et de ses séides, en 2019, Nicole Belloubet, ministre de la Justice, demande sournoisement à la commission consultative des droits de l’homme de « réfléchir à la question de la liberté de la presse ».

Eric Ciotti, chef des LR – qu’on ne présente plus – propose à ce moment un amendement à un projet de loi déposé par le parti de Macron, LREM, pour « lutter contre la haine et contre le racisme sur Internet » (si ce n’était pas un sujet très grave, cela prêterait à rire). Pour ce noble but, tout ce petit monde entend revoir, c’est-à-dire réécrire la loi de 1881.

Pour faire bonne mesure, au même moment, le procureur de Paris commet une tribune dans Libération pour que la diffamation par voie de presse relève de procédures ordinaires. Apparent « bon sens » qui en réalité est une escroquerie politique qui dynamiterait complètement les bases de la loi de 1881.

Car contrairement à ce que suggère l’Elysée et quelques-uns de ses adversaires d’opérette comme les LR, la loi de 1881 n’assure nullement l’impunité à ceux qui sur leurs claviers (réseaux sociaux…) ou dans la presse traditionnelle utilisent l’injure ou la diffamation. Mais la loi de 1881 précisément considère que le délit de presse n’est pas un délit ordinaire. Et c’est ce qui rend furieux les princes qui gouvernent.

Faire du « délit de presse » un « délit de délinquance ordinaire » permettrait également au procureur, c’est-à-dire au gouvernement (ministre de la Justice) de pouvoir engager des poursuites sous le prétexte de diffamation ou d’injure, or la loi de 1881 ne le permet pas. Ce droit est réservé à ceux qui s’estiment injuriés ou diffamé. Cela ouvrirait ainsi un pouvoir quasi illimité aux procureurs pour faire pression – bien au-delà des affaires liées au « secret-défense ».

Ainsi des questions d’actualité en apparence, quelque peu éloignées, perquisition chez un journaliste au nom de la violation du « secret-défense », « lutte contre la haine sur les réseaux sociaux » nécessitant une « modification de la loi de 1881 » sont le fait d’un fusil à plusieurs coups. Fusil dont le tireur est le même : le monarque inquisiteur qui se rêve en dictateur.

 

Journalistes en garde à vue, convoqués : une série inquiétante

Dans un communiqué « dénonçant avec force » le placement en garde à vue de la journaliste Ariane Lavrilleux et « exigeant sa libération immédiate », le syndicat national des journalistes CGT rappelle que cette mise en garde à vue s’inscrit dans une série de remise en cause de la liberté de la presse préoccupante.

« En juin, le photo-reporter Yoan Sthul-Jäger a, lui aussi, eu affaire à l’anti-terrorisme, placé en garde à vue pendant quatre jours, pour avoir couvert une action de militants écologistes dans une cimenterie. »

Il raconte dans l’Humanité qu’il était suivi depuis six mois, photographié, son téléphone infecté par un logiciel espion… « En décembre dernier, des journalistes de Disclose et de Radio France étaient convoqués à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) après avoir publié des informations sur des contrats entre l’armée et des entreprises privées.En mai 2019, ce sont des révélations sur des ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite et sur l’affaire Benalla qui avaient conduit huit journalistes devant la même DGSI, qui cherchait à découvrir leurs sources, pourtant protégées par la loi sur la liberté de la presse. »

Et le syndicat d’affirmer que « L’Etat français a décidément un problème avec la protection du secret des sources des journalistes, au point de demander en juin dernier que sa portée soit limitée dans la future loi européenne sur la liberté des médias. »

R. A.