Une juive israélienne commémore la Nakba

Discours de Nurit Peled-Elhanan, universitaire israélienne, à l’occasion de la commémoration de la Nakba palestinienne, le 15 mai 2024 lors du meeting organisé par l’association israélo-palestinienne "Combatants for Peace"

Nurit Peled-Elhanan
Par Nurit Peled-Elhanan
Publié le 1 juin 2024
Temps de lecture : 5 minutes

Nurit Peled-Elhanan est maître de conférences (retraitée) en linguistique à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle a notamment publié des articles sur le contenu des manuels scolaires israéliens, y dénonçant la propagande et l’idéologie dont ils sont constitués. Militante pacifiste, fille du général israélien Matti Peled considéré comme un « pionnier du rapprochement israélo-palestinien », elle a été co-initiatrice du Tribunal Russell sur la Palestine de 2009 à 2014 et a reçu plusieurs prix, dont le prix Sakharov pour les droits de l’homme et la liberté de pensée, décerné par le Parlement européen en 2001.

Je remercie les Combattants pour la Paix qui m’ont invitée ici. On m’a dit que la soirée est inspirée par la liberté. En effet, la liberté est la clé de la vie dans cet endroit, où la moitié des habitants vivent dans l’illusion de la liberté tandis que le reste des habitants n’ont pas connu un seul jour de liberté de leur vie. Il y a une seule raison à cette situation : le racisme. Dans le cadre de la Nakba, qui se poursuit depuis 1948, plus de 35 000 personnes : enfants et personnes âgées, femmes et hommes, médecins et infirmières ; journalistes, scientifiques et chercheurs, artistes et athlètes, et même des bébés en couveuse ont été tués à Gaza au cours des six derniers mois simplement parce qu’ils sont Palestiniens. Et les Palestiniens sont considérés par les maîtres juifs de cet endroit comme superflus sur leur terre. En Cisjordanie, 18 communautés de bergers sont expulsées de leurs foyers, dépossédées de leurs terres, et beaucoup sont tués quotidiennement lors de raids violents menés par des colons racistes.

Des citoyens israéliens sont persécutés, dénoncés, licenciés et torturés parce qu’ils sont Palestiniens, amis de Palestiniens ou partisans des droits palestiniens. C’est du racisme. 

Les citoyens israéliens pleurent les victimes du brutal massacre dans les communautés du sud ; ils luttent sans relâche pour la libération des otages abandonnés à Gaza. Des panneaux d’affichage blâment le Premier ministre pour les 1500 personnes mortes. Mais bon nombre d’entre eux ne se souviennent pas un seul instant, et ne pensent pas que nous devrions nous souvenir, des milliers de Palestiniens enlevés, dont des dizaines d’enfants, qui croupissent dans les prisons israéliennes, sans que personne n’ait été informé de la nature de leur crime, ni n’ait manifesté pour leur libération. Ils ne se souviennent pas non plus des 35 000 victimes de l’attaque actuelle contre Gaza.

C’est un racisme profondément enraciné, fondamental, produit de nombreuses années d’éducation. Les enfants israéliens apprennent, génération après génération, à voir leurs voisins et concitoyens comme un problème, et non comme des êtres humains. Et ceux qui sont définis comme un problème ne méritent ni respect, ni considération, ni droits civils et humains. Parce que par nature, les problèmes doivent être résolus. Ils ne méritent pas d’être pris en considération. 

Les Palestiniens, qu’ils soient citoyens ou sujets sous occupation, sont perçus par les Juifs comme membres d’une race inférieure. Une race pour laquelle on ne doit pas avoir de compassion, une race qui ne doit pas être traitée éthiquement ou dans le respect de la loi – celles-ci étant réservées aux Juifs seulement, ou plus précisément, aux Juifs blancs seulement.

Avec ces perceptions, une fois que les enfants rejoignent l’armée, ils se lancent dans la concrétisation des objectifs de prise de contrôle des terres de leurs voisins. 

Nous devons libérer nos enfants de cette éducation. La remplacer par une éducation qui voit les voisins comme des êtres humains uniques, spécifiques, courageux, qui parviennent à vivre et à élever des familles dans les conditions infernales qui leur sont imposées par le régime d’occupation. Des gens avec qui on peut parler, se lier d’amitié, faire des affaires et développer une vie ensemble comme nous l’avons fait auparavant dans cet endroit. Walid Daqqa, que la paix soit sur lui, le prisonnier qui n’a pas laissé les chaînes à ses poignets lier son esprit, a écrit de l’intérieur des murs de la prison : Ressentir les gens et sentir leur douleur – c’est l’essence de toute civilisation humaine. Une fois que nous avons cessé de le ressentir, nous sommes sortis de la civilisation dans l’abîme de la barbarie.

Malheureusement, depuis sa création, Israël a été régi par la notion barbare selon laquelle il est possible de se débarrasser des gens comme on se débarrasse des mauvaises herbes ; que les problèmes peuvent être résolus par la force, la violence, les bombardements, la destruction de maisons sur leurs habitants, le meurtre d’enfants et de petits-enfants.

Même si les meurtres et les destructions sont perpétrés aujourd’hui par des moyens technologiquement de plus en plus modernes et sophistiqués, ce développement technologique n’atteste pas d’un progrès mais d’une barbarie sophistiquée.

Les efforts, le pouvoir cérébral, l’argent et les connaissances investis dans l’industrie de la mort, s’ils étaient investis dans des moyens de rapprocher les cœurs, apporteraient le progrès, la prospérité et la libération de la peur et du racisme. La peur, et le racisme qu’elle engendre, sont les pierres angulaires de la plus cruelle et la plus longue occupation jamais connue. Et c’est cette occupation qui nous a valu le massacre du 7 octobre, et c’est elle qui est à la base du massacre en cours depuis le 8 octobre et le fondement de tous les massacres qui ont précédé ces deux-là.

L’Occupation se nourrit du racisme qui sous-tend le nationalisme divisant les gens en « nous » et « eux ». Nous devons nous libérer de cette division, nous libérer des lois qui stipulent que cette terre est une sorte de colonie de personnes dont la plupart ne vivent pas ici, et adopter la notion que la terre appartient à tous ceux qui y vivent et la cultivent.

Nous devons enseigner à nos enfants que l’expulsion de gens de leur terre est un crime. L’écrivain et champion des droits humains Sami Michael, que la paix soit sur lui, a lutté toute sa vie pour un partenariat judéo-arabe et n’a jamais cessé de critiquer le racisme et le nationalisme ethnique que nous avons traînés de l’Europe jusqu’ici.

Pour nous libérer du nationalisme, nous devons nous libérer de la loyauté aveugle envers les symboles et les drapeaux qui ne sont rien d’autre que des outils transformant les gens en foules excitées, obéissant aveuglément même quand chacun sait que le régime ne nous apporte que la destruction et la mort. Nous devons enseigner aux enfants que ceux qui sont au pouvoir et ceux qui sont gouvernés doivent, comme tout être humain, gagner le respect. Pour leur enseigner qu’entre un commandement et l’obéissance, il y a un moment où chacun doit décider, selon les valeurs dans lesquelles il a été élevé, si le commandement est digne d’obéissance, et si ce n’est pas le cas, il faut le refuser.

Nous devons leur apprendre à dire Non! Non à la violence, non au mal, non au racisme et non à la perception qu’il y a des gens supérieurs et inférieurs, des êtres humains nécessaires et superflus, non à l’idée qu’il y en a qui méritent de vivre et d’autres qui doivent mourir.

Cette libération ouvrira nos yeux pour savoir que les deux camps en ce lieu ne sont pas les Juifs contre les Palestiniens, mais d’un côté nous tous, ceux rassemblés ici aujourd’hui, ceux qui participeront à la cérémonie commémorative conjointe, les prisonniers sans procès, les enlevés de tous bords, les morts et ceux qui pleurent les morts, et de l’autre côté, ceux qui profitent du racisme, de la violence et de la mort.

Depuis trop d’années, la mort a dominé en ce lieu. Depuis trop d’années, nous avons assuré l’entretien du sol de la Terre Sainte avec le sang des enfants, et celui-ci, comme tout autre sol, ne fait pas de distinction entre le sang et le sang, entre nous et eux. Il absorbe avec la même avidité le sang de ceux tués le 7 octobre et le sang de ceux tués hier à Gaza. Trop d’années d’hébétude, de mépris pour tout ce qui est différent, de sentiments de supériorité, de mépris pour la vie de ceux qui diffèrent de nous par leur religion, leur couleur de peau ou leur langue, nous ont amenés au point bas où nous en sommes aujourd’hui. Ce point bas marque le début de la fin de la civilisation humaine et peut-être la fin de notre existence en ce lieu, car, comme l’a clairement indiqué Sami Michael, « Nous n’avons plus de place au Moyen-Orient dans l’avenir puisque nous nous sommes rendus détestables à ses yeux, après avoir martelé jour et nuit qu’il nous est détestable, et nous risquons de tout perdre. »

Ce n’est qu’en nous libérant de cette répulsion, de ces perceptions barbares et du racisme que nous obtiendrons peut-être la vraie liberté, car la liberté, comme l’a écrit Walid Daqqa, n’a ni nationalité ni couleur de peau.