« Les centres de rétention administrative, un racisme d’État »
« Des familles, des enfants y sont retenus dans des conditions inhumaines, parfois pendant des mois. » Interview de Filsane et Raeve, pour le collectif nantais Isonomia.
- Droits démocratiques, Tribune libre et opinions

Pouvez-vous présenter Isonomia ?
Filsane : Le collectif Isonomia est un groupe nantais engagé dans la lutte antiraciste et décoloniale. Nous menons des campagnes de sensibilisation, des actions concrètes dans les quartiers et des mobilisations citoyennes pour l’égalité et la justice sociale. Nous organisons des débats publics et publions des contenus d’analyse sur différentes plateformes médiatiques, afin que la lutte contre les oppressions ne soit pas marginalisée.
Raeve : Notre intervention mêle réflexion théorique et actions de lutte contre le racisme systémique et la fascisation de la société, qui nécessitent de constituer un front solidaire. Sur le terrain, nous prenons diverses initiatives pour faire avancer ces causes.
Cela a notamment été le cas lors des mobilisations contre la loi Asile et Immigration ou la réforme des retraites, ou lors des mobilisations pour le Sénégal et la Palestine.
Dans ce sens, nous avons également mené des campagnes de soutien aux candidatures engagées contre le racisme et les discriminations, telles que LFI lors des élections législatives de 2022 et 2024 à Nantes.
La députée LFI de Seine-Saint-Denis, Nadège Abomangoli, a invité Isonomia à la commémoration de la première abolition de l’esclavage qui s’est déroulée à Nantes ce 4 février, également en présence de Jean-Luc Mélenchon. Comment abordez-vous ce type d’événement ?
Raeve : Ces commémorations ne doivent pas se limiter à un simple regard vers le passé, sur le terrain du recueillement, ni être des cérémonies officielles déconnectées des réalités contemporaines. Elles doivent impérativement servir à questionner les continuités des oppressions et des discriminations issues de l’histoire coloniale qui structure encore notre société contemporaine.
Nous devons comprendre comment les mécanismes d’exploitation et de hiérarchisation des vies continuent à produire des inégalités.
Filsane : C’est justement ce que Nadège Abomangoli a souligné dans son intervention en insistant sur le lien direct entre cette mémoire et les violences actuelles contre les personnes exilées, notamment à travers les politiques migratoires répressives et les dispositifs de contrôle renforcés.
Il est nécessaire de lier ce passé aux luttes actuelles, comme la fermeture des centres de rétentions administratives (CRA) ou la régularisation des sans-papiers, et d’utiliser ces commémorations comme des moments de mobilisation et de clarification politique.
L’implantation d’un CRA à Nantes n’est pas neutre politiquement.
Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, a annoncé en 2022 l’implantation d’un centre de rétention administrative à Nantes après avoir rencontré la maire de Nantes, Johanna Rolland, par ailleurs numéro 2 du PS. Nombre d’organisations, dont Isonomia, militent contre son implantation, ici comme ailleurs. Avant toute chose, pouvez-vous rappeler ce qu’est un CRA ?
Filsane : C’est un lieu de privation de liberté spécifique aux personnes étrangères uniquement, en raison de leur statut administratif. Ce sont donc des lieux de privation de liberté distincts du système pénitentiaire traditionnel et placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur.
Les CRA sont donc des prisons pour étrangers dont le seul « crime » est de ne pas avoir les papiers exigés par l’État. Des familles, des enfants y sont retenus dans des conditions inhumaines, parfois pendant des mois.
Et donc, à l’horizon 2026-2027, l’État prévoit l’ouverture d’un centre de rétention administrative de 140 places dans la métropole nantaise, avec le soutien de certains élus locaux.
Ce projet répond à l’omniprésence des discours sécuritaires et racistes. Municipalité et préfecture s’illustrent par leur politique répressive envers les exilés, notamment les mineurs non accompagnés qui sont laissés sans prise en charge et sans hébergement.
Raeve : Les CRA ciblent systématiquement les personnes racisées. L’existence de ces lieux d’enfermement légitime un racisme et une nécropolitique d’État1Qui se penche sur la manière utilisée par l’État pour réguler la vie et la mort. qui industrialise la violence envers les exilés. C’est aussi un outil de pression et d’intimidation contre toutes les personnes jugées indésirables.
Les contrôles d’identité discriminatoires se multiplient. Cela renforce un climat de peur, de précarisation et de stigmatisation permanente. D’ailleurs, cette politique discriminatoire s’exacerbe dans les Outre-Mer.
À Mayotte, sous un régime dérogatoire supprimant les recours suspensifs et autorisant l’enfermement d’enfants, ce sont 3 262 enfants, souvent séparés de leurs familles, qui ont été détenus en 2023.
Pour rappel, depuis 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné douze fois la France pour traitement inhumain et dégradant, notamment pour l’enfermement d’enfants dans des CRA.
Dans quel contexte s’inscrit l’annonce de ce CRA à Nantes ?
Raeve : Cette annonce s’inscrit dans une logique de criminalisation de personnes, qu’elles aient ou non la nationalité française, qu’elles bénéficient d’un statut administratif ou pas.
On le voit dans les trois rafles qui ont eu lieu en centre-ville, en ce début d’année, où des personnes ont subi des contrôles d’identité ou ont été interpellées, avant d’être transférées dans des CRA du Loiret et de l’Ille-et-Vilaine, uniquement en raison de leur apparence. Ces opérations ont traumatisé la population.
Installer un CRA ici, c’est institutionnaliser cette violence, révélatrice du climat politique délétère dans lequel nous entraîne la politique d’Emmanuel Macron.
Les idées de l’extrême droite ne sont plus seulement véhiculées par ses représentants officiels, mais portées et mises en œuvre par le gouvernement lui-même.
Filsane : Cette politique répressive et arbitraire s’étend aux quartiers populaires où les contrôles au faciès se banalisent, ciblant en particulier les jeunes. Cela participe à la construction d’un environnement hostile où l’impunité des forces de l’ordre et la stigmatisation des populations racisées sont normalisées, ainsi que la terreur qui en découle.
Le gouvernement instrumentalise la « lutte contre l’immigration irrégulière » pour justifier l’injustifiable.
À Nantes, cela se traduit par une alliance toxique entre la préfecture et la mairie, qui ferme les yeux sur ces exactions.
Des personnes évitent certains quartiers de la ville et des familles vivent dans l’angoisse permanente de voir un proche contrôlé ou arrêté et ce, même s’il est en situation régulière.
La maire de Nantes renvoie la responsabilité de l’implantation du CRA à l’État. Pour autant, elle ne semble pas non plus s’en démarquer avec fermeté. Comment analysez-vous la situation ?
Filsane : Le PS est pris dans une course après les paniques morales agitées par la droite et l’extrême droite, aussi bien au niveau national que local.
On le voit nationalement avec la non-censure du gouvernement Bayrou, malgré la circulaire Retailleau dont l’objectif est de produire en masse de « l’illégalité » et de la précarisation d’hommes, de femmes et d’enfants ; malgré le débat qui se profile sur « l’identité nationale ».
Au local, Johanna Rolland et le PS adoptent une attitude hypocrite : ils disent ne pas être favorables à l’implantation du CRA sans s’y opposer concrètement.
Raeve : En se cachant derrière la responsabilité de l’État sans adopter une position claire, la maire de Nantes et d’autres élus du PS contribuent à normaliser les politiques sécuritaires et xénophobes.
Le combat contre la criminalisation des étrangers et le retrait du projet de CRA constituent pour nous une ligne rouge, qui ne peut faire l’objet d’arrangements politiciens. Nous en ferons un enjeu central des élections municipales 2026 dans tous les cas.
Propos recueillis à Nantes, le 20 février.
