Guerre en Ukraine : les révélations d’un ancien chef d’état-major allemand

Nous reproduisons l'interview de Harald Kujat, ex-chef d’état-major de l'armée allemande, publiée dans le journal suisse « Zeitgeschehen im Fokus », le 18 janvier.

Harald Kujat, en 2004. Il était alors chef du comité militaire de l'Otan (photo Petras Malukas / AFP)
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Publié le 15 février 2023
Temps de lecture : 14 minutes

Harald Kujat, 80 ans, est un général de la Luftwaffe à la retraite. Il a été chef d’état-major de la Bundeswehr de 2000 à 2002 et président du comité militaire de l’Otan de 2002 à 2005. Il a également présidé le conseil Otan-Russie et le conseil de coordination des chefs d’état-major euro-atlantique.

La version originale (en allemand) de cette interview est disponible en accès libre sur le site internet de Zeitgeschehen im Fokus.

 

Quel est votre appréciation de la couverture des événements en Ukraine par les grands médias ?

Harald Kujat : La guerre en Ukraine n’est pas qu’un conflit militaire. C’est aussi une guerre économique et une guerre de l’information. Dans une guerre de l’information, on peut facilement devenir un belligérant en épousant des informations et des arguments que l’on ne peut vérifier ou juger par manque de compétence.

Parfois, ce manque de compétence peut être remplacé par des motifs moraux ou idéologiques. C’est un problème particulièrement en Allemagne, où la plupart des « experts » consultés par les médias n’ont pas de vraie connaissance ou d’expérience en matière de politiques de sécurité nationale et de stratégie. Leurs opinions sont la plupart du temps formées à partir des publications d’autres « experts » aussi inexpérimentés. Et ces opinions ont un impact politique sur le gouvernement fédéral. Récemment, la question de la livraison de certains types d’armements à l’Ukraine a clairement démontré l’intention de beaucoup d’organes de presse de modeler la politique du gouvernement.

Je ne sais pas si mes préoccupations devant ces développements trouvent leur source dans le rôle que j’ai joué pendant de nombreuses années au service de l’Otan et entre autres comme président du conseil Otan-Russie et de la commission des chefs d’armée Otan-Ukraine.

Mais il m’est pénible de voir combien peu sont pris en compte la sécurité de l’Allemagne et les dangers qui menacent notre pays avec l’escalade guerrière.

Ces attitudes démontrent un manque de responsabilité ou, pour utiliser une expression vieillotte, un certain antipatriotisme. Aux Etats-Unis, l’un des deux principaux acteurs du conflit en cours, le traitement de la guerre en Ukraine est beaucoup plus différencié et discuté et, surtout, il est guidé par les intérêts de la nation.

Au début de 2022, alors que la situation à la frontière avec l’Ukraine devenait de plus en plus tendue, vous avez, d’une certaine façon, pris la défense de celui qui était alors inspecteur de la marine, le général-adjoint Kai-Achim Schönbach. Il tirait les sonnettes d’alarme au sujet de l’escalade avec la Russie, accusant l’Occident d’avoir humilié Poutine et appelant à négocier avec lui sur un pied d’égalité.

Je n’ai pas fait de commentaires sur le fond de la question, mais je me suis avancé pour le protéger contre des attaques injustifiées. J’ai toujours pensé que cette guerre pouvait être évitée, et qu’elle devait être évitée. J’ai fait une déclaration dans ce sens en décembre 2021.

Début janvier 2022, j’ai publié des propositions pour des négociations qui aboutiraient à un résultat acceptable par les deux parties et qui permettraient d’éviter la guerre. Malheureusement, les choses ont tourné différemment. Un jour, peut-être, nous nous demanderons qui voulait cette guerre, qui ne voulait pas l’éviter, et qui ne pouvait pas l’éviter.

Plus la guerre dure, plus les négociations de paix deviennent difficiles. Par exemple et en particulier, il sera difficile d’annuler l’annexion par la Russie, le 30 septembre 2022, de quatre entités territoriales ukrainiennes.

C’est la raison pour laquelle je trouve très regrettable que les négociations, à Istanbul en mars (2022 – Ndlr), aient été interrompues alors qu’elles avaient fait des progrès importants et offraient un résultat très positif pour l’Ukraine.

Lors de ces négociations, la Russie avait apparemment accepté de retirer ses troupes sur les frontières d’avant février 2022, avant le début de l’attaque contre l’Ukraine. Aujourd’hui, on réclame ce retrait à corps et à cris et on le pose en préalable à toute négociations.

Dans le projet d’Istanbul, l’Ukraine s’engageait à renoncer à intégrer l’Otan et à ne pas permettre le stationnement de troupes ou de facilités militaires étrangères dans son pays. Elle recevait en retour des garanties de sécurité de pays qu’elle aurait choisis. Le statut des territoires occupés devait être résolu dans les 15 ans, avec une renonciation explicite à la force.

Pourquoi le traité n’a pas été finalisé, alors qu’il aurait pu sauver des dizaines de milliers de vies et évité la destruction de l’Ukraine ?

Il y a des informations crédibles qui font état de la visite à Kiev, le 9 avril, de Boris Johnson, le premier ministre anglais à l’époque, destinée à empêcher la signature de cet accord, sur la base du raisonnement que l’Occident n’était pas prêt à ce que la guerre se termine.

Il est choquant de voir ce qui se passe vraiment, sans souci d’abuser la crédulité des citoyens. Tout le monde était au courant des négociations et puis, soudain, plus rien.

A la mi-mars, par exemple, le Financial Times rapportait les progrès en cours. Il y avait aussi des publications similaires dans les journaux allemands. Mais rien n’a été publié au sujet des raisons qui ont poussé à abandonner les négociations. Lorsque Poutine a annoncé la mobilisation partielle le 21 septembre, il s’est pour la première fois exprimé publiquement à ce sujet en mentionnant que l’Ukraine avait répondu positivement aux propositions russes en mars. « Mais, ajoute-t-il, une solution pacifique n’était pas du goût de l’Occident qui a ordonné à Kiev d’annuler tout accord. »

Nos médias sont silencieux à ce sujet.

Aux Etats-Unis, par contre, les journaux ont traité ce point différemment. Par exemple, Foreign Affairs et Responsible Statecraft, deux journaux influents, ont publié des articles très documentés. L’article du Foreign Affairs était signé de Fiona Hill, une ancienne employée de haut rang du conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche. Il y a aussi eu un article très détaillé dans le journal pro-gouvernemental Ukrainska Pravda le 2 mai.

Avez-vous plus d’information au sujet de ce triste épisode ?

Ce que l’on sait, c’est que l’essentiel du projet d’accord était basé sur les propositions du gouvernement ukrainien faites le 29 mars. Plusieurs journaux états-uniens ont confirmé cela. Ceci dit, j’ai appris que les médias allemands étaient réticents à aborder ce sujet, même s’ils ont accès aux sources.

Dans un de vos articles, vous écrivez que « dans notre pays, on constate une absence honteuse de jugement stratégique et de clairvoyance sur la politique de sécurité nationale ». Que voulez-vous dire par là ?

Si l’on regarde l’état de la Bundeswehr, par exemple, on voit qu’une réforme a été mise en place en 2011, ce que l’on a appelé la « réorientation » de la Bundeswehr.

Le terme de « réorientation » renvoyait à un changement des missions, s’éloignant du rôle constitutionnel de défense du territoire et de l’alliance vers des opérations à l’étranger.

La raison donnée était qu’aucun risque d’attaque conventionnelle ne pesait sur l’Allemagne ou l’Otan. La taille et la structure des forces armées, leur équipement, leur armement et leur entraînement ont commencé à être conditionnés par les missions étrangères.

Des forces armées qui sont taillées pour la défense du pays et de l’alliance ont toujours les moyens de participer à des missions de stabilisation à l’étranger, d’autant qu’une telle décision est prise au cas par cas par le gouvernement fédéral et le Parlement. Mais cela ne marche pas dans l’autre sens, car c’est alors l’agresseur qui impose une situation où il faut défendre la nation et l’alliance.

Et de toutes façons, l’analyse même de la situation à l’époque était incorrecte. La dénonciation unilatérale du traité ABM (sur les missiles antibalistiques) par les Etats-Unis en 2002 avait marqué un tournant stratégique dans les relations avec la Russie. Le pendant politique de ce tournant fut le sommet de l’Otan à Bucarest en 2008, quand le président des Etats-Unis, Georges W. Bush, a proposé que l’Ukraine et la Géorgie soient invitées à rejoindre l’Otan. Malgré son échec à convaincre ses partenaires, une vague promesse d’accession faite à ces pays fut incluse dans le communiqué final, selon les usages.

Quel rapprochement faites-vous entre ces faits et la crise actuelle ?

Alors que le risque d’une évolution du conflit ukrainien vers une confrontation directe entre la Russie et l’Otan est de plus en plus évident pour tous, on continue à désarmer la Bundeswehr, je dirais à la cannibaliser, pour libérer des armements et des équipements pour l’Ukraine. Certains politiciens tentent de justifier cet état de choses à l’aide de l’argument absurde selon lequel c’est notre liberté qu’il s’agit de défendre en Ukraine.

Pourquoi dites-vous que cet argument est absurde ? Tout le monde semble pourtant le valider, y compris le chef du département des affaires étrangères de la Suisse, Ignazio Cassis.

L’Ukraine se bat pour sa liberté, sa souveraineté et l’intégrité de son territoire.

Mais les deux principaux acteurs de cette guerre sont la Russie et les Etats-Unis. L’Ukraine se bat aussi pour les intérêts géopolitiques des Etats-Unis dont le but déclaré est l’affaiblissement de la Russie politiquement, économiquement et militairement, suffisamment pour qu’ils puissent se tourner contre la Chine, leur seul rival géopolitique capable de remettre en cause leur suprématie sur le monde.

Par ailleurs on pourrait discuter de la moralité d’une position qui consisterait à laisser l’Ukraine se battre seule pour notre liberté, en nous contentant de lui envoyer des armes qui prolongent le carnage et la destruction du pays.

Non, cette guerre n’a rien à voir avec notre liberté. Cette guerre, qui continue bien qu’il ait été possible de l’arrêter depuis longtemps, répond à des problématiques de fond entièrement différentes.

Quel est à votre avis le problème de fond ?

La Russie veut empêcher les Etats-Unis, un rival géopolitique, de construire une supériorité stratégique qui mette en danger leur sécurité. Que ce soit à travers l’adhésion de l’Ukraine à une Otan dominée par les Etats-Unis, le stationnement de troupes états-uniennes, l’installation d’infrastructures militaires ou des manœuvres communes avec l’Otan. L’installation de systèmes de défense antibalistiques états-uniens en Pologne et en Roumanie sont aussi une épine dans le pied des Russes, parce que la Russie est convaincue que les Etats-Unis pourraient utiliser ces facilités pour éliminer leurs dispositifs stratégiques intercontinentaux et remettre en cause l’équilibre de la dissuasion nucléaire.

Les accords de Minsk-II de la fin de 2015 – par lesquels les Ukrainiens accordaient aux populations russophones du Donbass des droits reconnus comme standard en Europe pour les minorités nationales et devaient mettre en place un amendement constitutionnel leur garantissant une plus grande autonomie – ont joué un rôle important dans cette affaire. Il est maintenant douteux que les Etats-Unis et l’Otan aient vraiment chercher à trouver une solution négociée avant l’attaque de l’Ukraine par la Russie.

En 2015, dans son livre Am Abgrund, Wilfried Scharnagl montrait clairement que la politique suivie par l’Occident était une provocation incroyable et qu’une catastrophe était probable si l’Union Européenne et l’Otan ne changeait pas leur approche.

Oui, c’est un élément à prendre en compte. Le plus longtemps la guerre durera, le plus grand sera le risque d’expansion ou d’escalade du conflit.

Nous avons déjà connu ça avec la crise des missiles à Cuba…

C’était une situation similaire

Que pensez-vous de la décision (du gouvernement allemand) de transférer des tanks Marder à  l’Ukraine ?

Tous les systèmes d’armement ont leurs forces et leurs faiblesses qui conditionnent leur intérêt opérationnel en fonction du niveau d’entrainement des soldats et des conditions dans lesquelles se déroulent les opérations.

Dans les combats combinés, il faut que les différents types d’armements fonctionnent ensemble, avec un commandement et un système d’information commun, de façon à ce que les faiblesses d’un système soient compensées par les forces d’un autre.

Lorsque le niveau de formation n’est pas optimal, ou lorsque l’on utilise un système isolément des autres, la valeur opérationnelle de ce système s’en trouve diminuée, en particulier si les conditions du combat sont difficiles. De plus, le risque d’être éliminé prématurément ou de voir le matériel tomber aux mains de l’ennemi devient plus important. Nous sommes dans ce type de situation avec les armes occidentales modernes utilisées en Ukraine.

En décembre, la Russie a mis sur pied un programme complet pour évaluer les paramètres tactiques et opérationnels des équipements occidentaux qu’ils ont capturés, ce qui leur permettra d’augmenter l’efficacité de leurs propres équipements et de leurs opérations.

Il faut aussi considérer la question clé de la relation entre les moyens utilisés et la fin escomptée. Quelles sont les buts que les armes occidentales cherchent à atteindre ?

Zelensky a changé à plusieurs reprises les buts stratégiques confiés à l’armée. Pour l’heure, le but de l’Ukraine serait de reprendre tous les territoires contrôlés par les Russes, y compris la Crimée.

Le chancelier allemand déclare que l’Allemagne soutiendra l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra, et ne remet pas en cause ce but, alors que les Etats-Unis ont souligné qu’il s’agissait de « reprendre les territoires occupés par la Russie depuis février 2022 ».

Il est donc important de répondre à la question de savoir si les moyens procurés par les livraisons d’armes occidentales sont appropriés pour remplir les buts de guerre de l’Ukraine. Cette question a une dimension quantitative mais aussi une dimension qualitative. Les Etats-Unis déclarent ne livrer que des armes adaptées à l’auto-défense, à l’exclusion d’armes qui permettraient des combats combinés et surtout, qui pourraient déclencher une escalade nucléaire. Ce sont là les « No » du président Biden.

Comment l’Ukraine pourrait atteindre ses buts militaires ?

Le chef d’état-major ukrainien, le général Zaluzhny à récemment déclaré : « J’ai besoin de 300 tanks lourds, 600 à 700 blindés de transports de troupes et 500 howitzers pour pouvoir repousser les Russes sur les positions d’avant l’attaque du 24 février. » Ceci dit, il ajoute qu’il « n’est pas possible de conduire des opérations d’envergure » avec ce qu’il a reçu.

Au vu des pertes massives ces derniers mois, il n’est pas sûr non plus que les forces armées ukrainiennes aient encore un nombre suffisant de soldats capables d’utiliser ces systèmes militaires.

Quoiqu’il en soit, le témoignage du général Zaluzhny explique pourquoi les livraisons d’armes par l’Occident ne permettent pas à l’Ukraine d’atteindre ses buts militaires, mais servent uniquement à prolonger la guerre.

Il faut aussi bien sûr réaliser que la Russie peut surpasser toute escalade militaire occidentale avec ses propres moyens.

Loin d’être ignorées ou mal comprises, ces considérations jouent un rôle important dans les discussions qui ont cours en Allemagne. La façon dont certains alliés essayent publiquement de pousser le gouvernement allemand à livrer des chars lourds Léopard II également. Ceci n’est jamais arrivé au sein de l’Otan. Cela démontre à quel point la réputation de l’Allemagne au sein de l’alliance a souffert de l’affaiblissement de la Bundeswehr et combien certains alliés sont décidés à exposer l’Allemagne à la Russie.

Qu’est ce qui fait croire à Zelensky que les Russes pourraient être expulsés de l’Ukraine ?

Il est possible que les équipements militaires, promis à Zelensky à la dernière conférence des pays donateurs le 20 janvier, permettent aux forces armées ukrainiennes de se défendre plus efficacement contre les offensives à venir des Russes. Mais cela ne permettra pas de reconquérir les territoires occupés.

Si l’on écoute le chef d’état-major états-unien, le général Mark Milley, l’Ukraine a atteint ceux de ses objectifs qui étaient à sa portée. Aller plus loin n’est pas envisageable. C’est pourquoi il faudrait que les efforts diplomatiques se concentrent aujourd’hui sur l’établissement d’une paix négociée. Et je partage son point de vue.

Il faut garder à l’esprit que le but des forces russes est apparemment de défendre les territoires qu’elles contrôlent et de conquérir le reste du Donbass de façon à consolider les territoires annexés. Ils ont adapté leurs lignes défensives au terrain et les ont fortifiés lourdement. Attaquer ce genre de positions demande des efforts énormes et aussi d’être capable d’accepter des pertes importantes. Le retrait de la région de Kherson a permis aux Russes de libérer plus de 22 000 soldats aguerris, et les renforts continuent à affluer.

Mais alors, à quoi servent ces livraisons d’armes si elles ne permettent pas à Zelensky d’atteindre ses buts militaires ?

Les efforts déployés par les Etats-Unis pour persuader les Européens de fournir plus d’armes éclairent ce développement de la situation. Il faut faire la distinction entre ce qui est dit publiquement et les décisions concrètes du gouvernement fédéral. Développer tous les rouages des discussions nous entrainerait trop loin, mais je souhaiterais que le gouvernement fédéral puisse disposer d’avis réellement compétents sur ce sujet et surtout qu’il se montre réceptif et capable de jugements en adéquation avec l’importance de la situation.

Le gouvernement fédéral a déjà fait beaucoup pour aider l’Ukraine. La livraison d’armes ne suffit pas à faire de l’Allemagne un co-belligérant.

Mais, la formation des soldats ukrainiens à l’utilisation de ces armes est un support direct à l’armée ukrainienne et à ses buts de guerre. Dans un rapport du 16 mars 2022, le service scientifique de la Bundeswehr avait déjà considéré que nous avions quitté la zone où nous pouvions confortablement dire que nous ne participions pas à la guerre.

Les Etats-Unis vont aussi former, en Allemagne, des soldats ukrainiens. On trouve dans le préambule de la constitution allemande une injonction rigoureuse à garder le pays en paix. La constitution ne tolère le soutien à un pays en guerre que si cela permet d’établir une solution pacifique. Le gouvernement fédéral est donc obligé d’expliquer au public allemand dans quelles limites et dans quel but il soutient l’Ukraine. Et au final, il doit aussi montrer au gouvernement ukrainien les limites de son soutien. Le président Biden lui-même, dans un article signé, a expliqué il n’y a pas si longtemps que les Etats-Unis continueront à soutenir l’Ukraine militairement, mais aussi ses efforts pour aboutir à une paix négociée.

L’armée ukrainienne attaque les russes depuis des semaines, sans succès. Malgré cela, Zelensky parle toujours de reconquête. Est-ce de la propagande ou est-ce une réelle possibilité ?

Non, les forces ukrainiennes en sont incapables, selon les chefs d’état-major des Etats-Unis comme de l’Ukraine. Les belligérants sont dans une impasse, exagérée par les conditions saisonnières. C’est en fait le moment idéal pour relancer les négociations qui ont été rompues.

Mais les livraisons d’armes signifient qu’on va dans la direction opposée, la guerre sera inutilement prolongée, avec toujours plus de pertes des deux côtés et de destruction du pays.

Le corollaire c’est que nous sommes entraînés de plus en plus profondément dans cette guerre. Le secrétaire général de l’Otan lui-même a récemment alerté contre une escalade des combats qui aboutirait à une guerre entre l’Otan et la Russie.

Vous parlez d’une « impasse ». Que voulez vous dire par là exactement ?

A la fin du mois de mars l’an dernier, nous avions un bon point de départ pour une solution négociée, quand les Russes ont décidé de faire demi-tour devant Kiev pour se concentrer sur l’Est et le Donbass. C’est ce qui a rendu les négociations d’Istanbul possible. Nous avons eu une autre opportunité en septembre, lorsque la Russie a lancé sa mobilisation partielle. Ces occasions n’ont pas été exploitées. La situation actuelle offre une nouvelle chance de développer des négociations, mais nous ne la saisissons pas non plus, bien au contraire : nous envoyons des armes et favorisons l’escalade. Encore un autre élément qui démontre l’absence de réelle politique de sécurité nationale et de réflexion stratégique.

Dans votre article, vous dites que le ministre de la défense russe, Shoïgu, a déjà manifesté sa volonté de négocier…

… Ainsi que Poutine ! Poutine a officiellement offert de reprendre les négociations le 30 septembre, après avoir intégré deux régions supplémentaires dans le territoire russe. Il a répété cette offre à plusieurs reprises depuis. La différence, c’est que Shoïgu n’a pas posé de conditions. Poutine, par contre, c’est comme s’il levait la main en disant : « Nous sommes prêts à négocier, mais bien sûr, cela signifie que l’adversaire reconnait les annexions que nous avons entérinées ».

Cela démontre que plus la guerre dure, plus les positions des deux côtés se durcissent. Zelensky affirme qu’il ne négociera que si les Russes se retirent entièrement d’Ukraine. Il est maintenant plus difficile, mais pas complètement impossible, d’arriver à une solution négociée.

Je voudrais aussi mentionner une dernière chose. Dans un interview, Mme Merkel…

…Oui, ce qu’elle a dit est très clair. Elle a seulement négocié les accords de Minsk II pour gagner du temps pour l’Ukraine. Et l’Ukraine a utilisé ce temps pour construire ses forces armées. L’ancien président français, Hollande, l’a confirmé.

Et Petro Poroshenko, l’ancien président d’Ukraine, a aussi dit la même chose.

On peut comprendre que les Russes considèrent ceci comme une escroquerie. Et Merkel a confirmé que la Russie avait été sciemment trompée. Vous pouvez tourner ceci de quelque façon que vous voulez mais vous ne pouvez pas enlever le fait qu’il s’agit clairement d’un abus de confiance et met en question la prédictibilité politique.

En état de cause, ce qui ne peut pas non plus être nié, c’est que le refus du gouvernement ukrainien – conscient qu’il s’agissait d’une tromperie – d’appliquer les termes de l’accord jusqu’au dernier moment, a été un des déclencheurs de la guerre. Dans la résolution de l’Onu, le gouvernement fédéral allemand s’était engagé à appliquer « l’ensemble des mesures » de l’accord. Qui plus est, le chancelier – comme les autres parties du groupe de Normandie – a signé une déclaration sur cette résolution où elle a répété son engagement à ce que les accords de Minsk soient appliqués.

Ne s’agit-il pas d’une violation de la loi internationale ?

Oui, il s’agit d’une violation de la loi internationale. C’est clair. Avec des conséquences d’ampleur. Essayez d’imaginer la situation actuelle. Ceux qui, dès le départ, voulaient – et qui veulent encore – la guerre, affirment qu’il n’est pas possible de négocier avec Poutine. De toutes façons, il ne respecte pas ses engagements. Mais maintenant, on voit qui ne respecte pas les accords internationaux.

Autant que je sache, les Russes honorent leurs engagements, même dans le cadre de la guerre actuelle. La Russie a continué à livrer son gaz. Mais Mme Baerbock déclaré catégoriquement que « nous ne voulons plus de gaz russe ». En retour, la Russie a fermé les robinets. Est-ce bien ce qui s’est passé ?

Oui, nous avons dit que nous ne voulions plus de gaz russe. La crise énergétique et la récession économique que nous voyons aujourd’hui sont les conséquences de cette décision du gouvernement fédéral et ne sont pas imputables aux décisions du gouvernement russe.

Mais, si vous écoutez les informations – y compris ici en Suisse – on nous explique que la crise énergétique est le résultat de la décision de Poutine de lancer une guerre contre l’Ukraine.

Dans le passé, il y a eu deux situations où l’Ukraine a provoqué des difficultés d’approvisionnement en gaz. L’honnêteté oblige à accepter ce fait.

La Russie est prête à continuer ses livraisons mais nous ne voulons plus rien qui viennent d’eux parce qu’ils ont attaqué l’Ukraine ? Alors se pose la question : qui a vraiment fait sauter North Stream 2 ?

Quelle est votre opinion sur cette explosion ?

Je ne veux pas entrer dans des spéculations. Il y a des indices, comme s’est souvent le cas, mais pas de preuves. Du moins aucune qui ne soit accessible au public. Mais vous pouvez être absolument certain que lumière sera faite.

Quelles est votre expérience des négociations avec la Russie ?

J’ai conduit bien des négociations avec la Russie, par exemple à propos de la contribution de la Russie à la mission de l’Otan au Kosovo. Les Etats-Unis nous avaient demandé de nous occuper de ça parce qu’ils n’arrivaient à rien avec la Russie. Finalement, la Russie a accepté de subordonner ses troupes à un commandement allemand au sein de l’Otan. Dans les années 1990, il y avait une collaboration étroite entre l’Otan et la Russie, qui fut codifiée en 1977 par l’acte fondateur OTAN-Russie. Les Russes sont durs dans les négociations, mais si vous aboutissez à un accord mutuel, vous êtes assurés de sa validité.

Et quel fut le résultat ?

Dans l’acte fondateur, les Russes voulaient mettre en place un système de décision bilatérale. Mais ce n’était pas possible. Nous avons pourtant réussi à trouver une voie vers des décisions communes si les intérêts sécuritaires des uns ou des autres se trouvaient menacés.

Malheureusement, à la suite de la guerre en Géorgie, l’Otan a de facto suspendu toute coopération. La séquence qui a conduit à la guerre en Ukraine a montré que les arrangements que nous avions pour résoudre crises et conflits lorsque nous avions de bonnes relations avaient aussi une utilité dans les moments de tensions. Malheureusement, ces enseignements n’ont pas été entendus.