1944. Pourquoi peut-on parler de « double pouvoir » ?

Depuis février 1943, la guerre impérialiste a pris une nouvelle tournure. La défaite de l’impérialisme allemand à Stalingrad pose à la classe dominante, au niveau international, un problème majeur : quelle issue ? Comment empêcher la guerre de déboucher sur la révolution ?

Devant la bourse du Travail de Paris, lors de la grève des employés de l’hôtellerie, le 10 août 1947. (AFP)
Par Nicoles Bernard
Publié le 28 juillet 2024
Temps de lecture : 7 minutes

Depuis février 1943, la guerre impérialiste a pris une nouvelle tournure. La défaite de l’impérialisme allemand à Stalingrad pose à la classe dominante, au niveau international, un problème majeur : quelle issue ? La première rencontre entre Roosevelt, Churchill et Staline a lieu en décembre 1943. Comment empêcher la guerre de déboucher sur la révolution ?

Dès mai 1940, dans le Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale (aussi appelé Manifeste d’alarme), le révolutionnaire Léon Trotsky écrit : « La guerre, répétons-le une fois de plus, accélère énormément le développement politique. Ces grandes tâches qui, hier encore, nous semblaient à des années, voire des décennies de nous, peuvent surgir directement devant nous dans les deux ou trois années qui viennent et même avant. Les programmes qui reposent sur les conditions habituelles en temps de paix vont rester inévitablement suspendus en l’air. (….) Au début de la nouvelle révolution, les opportunistes vont tenter une fois de plus, comme ils l’ont fait il y a un quart de siècle, d’imprégner les ouvriers de l’idée qu’il est impossible de construire le socialisme sur des ruines et la dévastation. Comme si le prolétariat était libre de choisir. »

En Grèce, en Italie, à partir de 1943, en Belgique, en France à partir de 1944, et dans d’autres pays, les développements de la guerre entraînent une situation où, pour paraphraser Lénine, « en haut on ne peut plus gouverner comme avant » et « en bas, on ne veut plus vivre comme avant » .

De Gaulle : réorganiser l’État « sans secousses »

En France, de Gaulle s’attelle à organiser l’Etat qui, selon ses vues, doit prendre la suite « sans secousses », selon ses propres termes, de l’appareil de Vichy. Pour ce faire, il consacre tous ses efforts à constituer le Conseil national de la Résistance (CNR) qui réunit les mouvements de résistance, les syndicats (CGT et CFTC) et les partis parlementaires PS, PCF, le Parti radical, les démocrates-chrétiens, et deux partis de droite – ces partis dont il a, pourtant, fait depuis des années sa bête noire mais dont il a besoin aujourd’hui.

Le CNR publiera en mars 1944 son programme pour « établir le gouvernement provisoire de la République formé par le général de Gaulle pour défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle » .

« Le problème posé en 1944 était, au travers d’une “libération”, une “révolution” – l’Etat français de Vichy disparaissant dans la débâcle allemande, un autre devait naître. 1944 est une révolution comme en 1830, 1848, 1870. »

Celui qui parle ainsi, c’est le militant révolutionnaire Daniel Renard qui a 19 ans en 1944. Entré à la section française de la IVe internationale en 1943, il est ouvrier métallurgiste. Il aura une part décisive dans la grève de Renault en avril 1947.

Le programme du CNR

Les faits lui donnent raison. On lit, dans le programme du CNR, à propos des tâches de la Libération : « Pour mobiliser les ressources immenses d’énergie du peuple français, pour les diriger vers l’action salvatrice dans l’union de toutes les volontés, le CNR décide d’inviter les responsables des organisations déjà existantes à former des comités de villes et de villages, d’entreprises, par la coordination des formations qui existent actuellement, par la formation de comités là où rien n’existe encore et à enrôler les patriotes non organisés. Tous ces comités seront placés sous la direction des comités départementaux de Libération (CDL). »

La formation de comités

Le peuple va réaliser cette tâche à sa manière. Daniel Renard explique : « Le régime de Vichy a compromis pour un temps aux yeux de l’immense majorité de la population la police, l’armée, la haute administration restées en place. Une partie d’ailleurs le reconnaît, qui préfère s’enfuir dans les fourgons de l’occupant.

Par contre, surgissent quasi spontanément de la Résistance intérieure les éléments de la reconstruction d’un appareil d’Etat embryonnaire : comités de libération locaux et départementaux qui se substituent parfois aux préfets défaillants, milices patriotiques qui prennent la place d’une police compromise, tribunaux populaires qui imposent une justice expéditive au lieu et place de la lente sérénité de la justice établie. »

C’est une véritable effervescence dans laquelle la volonté d’épurer l’Etat se combine avec la nécessité de résoudre une myriade de questions (approvisionnement, redémarrage de la production).

Réquisition des entreprises

C’est ainsi qu’à Marseille, entre le 10 septembre et le 5 octobre 1944, 15 entreprises marseillaises sont réquisitionnées par le commissaire régional de la République, Raymond Aubrac.

C’est le cas des Aciéries du Nord (ADN) qui faisaient travailler 1 500 salariés et fabriquent du matériel ferroviaire. L’entreprise est remise en état pour fabriquer le matériel dont le pays a tellement besoin.

C’est le cas, aussi, de l’Electricité de Marseille qui avait la concession de la mairie pour la distribution de l’électricité à Marseille.

Il ne s’agit pas d’une expropriation : les actionnaires restent propriétaires mais ils sont écartés de la gestion au profit des représentants de la direction et du personnel.

Ces premières réquisitions entraînent un mouvement d’auto-organisation où les personnels et leurs syndicats prennent en main la gestion pour répondre aux besoins urgents, criants et relancer les activités industrielles, en particulier dans le port.

Mais il n’y a pas que Marseille.

A Montpellier, les journaux bourgeois L’Eclair et Le Petit Méridional « sont interdits, dès août 1944, par la Résistance qui décide de faire paraître deux journaux : Midi Libre (qui existe toujours) et La Voix de la Patrie. En quelques jours, des résistants, sans posséder ni capitaux ni titres de propriété, s’emparent des imprimeries des journaux interdits et font paraître les nouveaux quotidiens » (actes du colloque de Montpellier sur les lendemains de la Libération dans le Midi. 1986).

Dans cette région de Montpellier intervient l’Action ouvrière, mouvement de résistance animé, notamment, par Gérald Suberville, qui relie, comme son nom l’indique, la lutte de Libération à l’émancipation sociale.

Le gouvernement d’union nationale s’oppose

Cette effervescence va rencontrer, dès l’automne 1944, une réaction ferme des représentants du gouvernement d’union nationale. De Gaulle recadre sans ambiguïté : « Le gouvernement a décidé de rappeler qu’aucune autorité ou organisme n’a qualité pour modifier, en dehors des prescriptions de la loi, les fondements du régime des entreprises. »

Le 22 septembre 1944, une circulaire signée Robert Lacoste, ministre « socialiste », ôte aux commissaires de la République « le pouvoir de prononcer des réquisitions » . Et pourtant, 15 jours après, un congrès se réunit à Avignon à l’initiative de 37 comités de Libération de la France méridionale, les 7 et 8 octobre 1944. Ils revendiquent « une démocratie directe, économique et sociale ».

Daniel Renard précise que « Le congrès d’Avignon adopta dans l’enthousiasme une motion appelant les Comités locaux à convoquer dans les villes et les villages des assemblées patriotiques où sera exposé le programme d’action du CNR, où ce programme sera précisé selon les conditions locales et où seraient soumises à la ratification populaire la composition et l’action de ces comités locaux ». D’un côté, le programme à vrai dire assez général du Conseil national de la Résistance et, de l’autre, sa traduction concrète sous l’action de ceux qui veulent l‘appliquer.

Une action concrète pour répondre à des questions concrètes. Le 7 décembre, un responsable CGT des mineurs interpelle Robert Lacoste : « L’intérêt de notre nation exige que l’on sache pourquoi il fait froid dans les logements, pour quelles raisons les usines ne fonctionnent pas et des sucreries refusent les betteraves par manque de charbon. Pourquoi l’on ne veut pas confisquer les mines. On a effectué une fausse nationalisation sans demander l’avis des ouvriers. »

Le gouvernement comprend, mieux que quiconque, ce que signifie la prise en main par les ouvriers de toutes ces questions. Le double pouvoir est fait de questions concrètes.

Le PCF au secours de De Gaulle

C’est pourquoi de Gaulle décide de se rendre en URSS début décembre 1944. Le 10 décembre, il signe le traité d’alliance avec Staline, c’est-à-dire la traduction, pour la bourgeoisie française, de l’accord de Yalta entre Roosevelt, Churchill et Staline. L’effet est radical.

Dans L’Humanité du 3 décembre 1944, on pouvait lire : « Le Parti communiste ne saurait s’associer en aucune manière à des décisions tendant à désarmer le peuple en face d’une cinquième colonne hitlérienne que la mollesse de la répression laisse intacte et puissamment armée. »

Le ton change dans le discours de Maurice Thorez lors du comité central du PCF qui se tient à Ivry le 21 janvier 1945, où il précise : « Il va de soi que cette dernière tâche (renvoyer les traîtres devant les tribunaux) incombe uniquement aux représentants qualifiés de la puissance publique. » Ou encore : « La sécurité doit être assurée par les forces régulières de police constituées à cet effet. »

Et pour que ce soit bien clair : « La ligne générale du parti est très nette. Elle ne laisse place à aucune équivoque. Elle est essentiellement nationale. Bien que le Parti communiste soit le parti de la classe ouvrière, sa ligne générale n’est pas de défendre exclusivement les intérêts d’une classe mais ceux de la nation tout entière (…). Par ailleurs la ligne générale du parti ne saurait être interprétée comme une politique de Front populaire, c’est-à-dire comme une politique d’union des forces de gauche. Nous visons maintenant plus haut car il est devenu nécessaire de viser plus haut : nous visons au rassemblement de la nation tout entière. » (La politique du parti, brochure de décembre 1944.)

Autre chose est de l’imposer…

Une chose est d’affirmer qu’il n’y a qu’un seul Etat. Autre chose est de l’imposer. Ces questions sont loin d’être réglées début 1945. Elles vont marquer toute la période qui va jusqu’aux grèves de 1947.

Voici comment, pour préparer les « états généraux de la renaissance française », en juillet 19451Comme les comités de libération, les états généraux de la renaissance française sont une initiative du CNR. Ils ont été convoqués lors d’une conférence nationale des comités départementaux de Libération. Le gouvernement tripartite n’a pas réussi, on l’a vu, à faire disparaître les CDL. Il va donc essayer de les intégrer à son combat de reconstitution « sans secousses » de l’Etat. Les comités locaux sont invités, en vue des « états généraux » à établir leurs cahiers de doléances sur le modèle des états généraux de 1789. Le 10 juillet 1945, 1870 délégués se réunissent à Paris. Des états généraux de la renaissance française sortira un « appel pour la bataille de la production » révélateur de la situation réelle dans le pays. Les états généraux s’adressent aux ouvriers pour qu’ « ils produisent davantage et qu’ils produisent toujours plus vite » . Il leur enjoint de « ne pas rester inactifs » . Et lancent leur appel : « Dans cette bataille qui continue contre les ennemis du peuple et de la France, l’objectif essentiel est de produire »., le militant du PCF, Pierre Le Rose, pose les problèmes dans le canton de Concarneau : « Durant 10 mois, face aux autorités instituées par le gouvernement, votre comité local de Libération s’est attaché à défendre tous les intérêts du peuple dans l’esprit de la Résistance, inséparable de l’esprit du peuple. (…) Depuis, vous avez eu des élections. Des municipalités nouvelles ont été légalement élues et je suis heureux de les saluer ce soir en la personne des maires du canton. Les CLL, organismes insurrectionnels, représentants du peuple insurgé devaient-ils disparaître ? Dans l’enthousiasme, vous avez répondu non. »

On ne peut s’empêcher de trouver une certaine actualité à ce rappel.