La IVe Internationale et la démocratie (1re partie)

Invité en décembre 2000 par une association philosophique, notre camarade Pierre Lambert (1920-2008) a tenu une conférence sur le thème « la IVe Internationale et la démocratie », soulevant des questions toujours d’actualité. En voici des extraits.

Manifestation à Castres (Tarn) des ouvriers verriers de Carmaux en grève en 1895. (Musée Jean Jaurès – archives Snark / Photo12 via AFP)
Par Pierre Lambert
Publié le 26 mars 2024
Temps de lecture : 6 minutes

I- Pour les marxistes, comment se pose la question de la démocratie ?

Avant d’aborder le vif du sujet, quelques réflexions. La méthode d’analyse qui est la mienne est celle du marxisme, dont j’estime qu’il est non seulement à même de donner les explications les plus rationnelles quant au déroulement des événements historiques passés et présents, mais d’ouvrir des perspectives.

Certes, le marxisme n’est pas un dogme, la réalité est mouvante ; les êtres humains, matière première et agents de leur propre histoire, sont toujours confrontés à diverses hypothèses et contradictions, parmi lesquelles ils doivent choisir pour agir de façon plus ou moins organisée, mais toujours organisée.

On ne peut poser la question de la démocratie en dehors de la réalité actuelle. Personne ne peut nier que l’humanité est placée devant la crise la plus effroyable de toute son histoire.

Alors que la technique permettrait de subvenir à tous les besoins matériels, culturels, c’est par centaines de millions, sinon plus, que des êtres humains souffrent de la faim, de la maladie, sont contraints de vivre dans les conditions les plus inhumaines.

Et cela, pas seulement dans les pays qualifiés outrageusement de « tiers-monde », ou abusivement de « pays en voie de développement » : dans les pays dits « avancés », dans un pays comme la France, en dépit de tous les artifices qui tendraient à nous faire accroire que les Français vivent tous ou quasiment dans le bonheur, il est tout de même démontré que 900 000 familles vivent au-dessous du seuil de pauvreté. 900 000 familles, 5 millions de personnes… Crise effroyable de civilisation, crise de la démocratie, crise du mouvement ouvrier, crise politique.

La grande révolutionnaire Rosa Luxembourg, assassinée de façon ignominieuse en 1919, avait analysé en 1907, comme marxiste, la crise du système de production capitaliste qui annonçait la guerre du 1914-1918, et établi la perspective : socialisme ou barbarie. Rien n’est joué. Pour la IVe Internationale, c’est en ces termes que se pose la question de la démocratie.

La méthode du marxisme procède de cette constatation : en dernière analyse, les hommes font l’histoire, leur propre histoire, à partir des conditions matérielles qui s’imposent à eux, à partir de la place qu’ils occupent dans les rapports sociaux de production. En conséquence, le moteur de l’histoire est la lutte des classes.

C’est dans ce cadre que le marxisme peut être considéré comme une conception du monde pour laquelle existent à la fois la responsabilité individuelle, qui ne saurait être niée, et la responsabilité d’une classe. Ce qui, du point de vue de la démocratie, est le contraire de la « responsabilité collective d’un peuple », négation de la lutte des classes.

II- Comment le mouvement ouvrier s’est-il historiquement constitué ? Dans quel rapport avec la démocratie politique ?

L es racines de la sévère crise politique qui secoue les institutions de la Ve République ne doivent-elles pas être recherchées dans la crise de la démocratie politique, elle-même produit de la décadence d’un système politique et économique structuré sur le mode de production capitaliste, qui en son temps a été facteur de progrès ?

Et c’est précisément dans cette période historique où le mode de production capitaliste était facteur de progrès que les travailleurs ont construit, grosso modo tout au long du XIXe siècle, d’abord dans l’illégalité, puis ouvertement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les organisations qui les ont constitués comme classe indépendante : les partis (au pluriel), et les syndicats ouvriers qui, dans la tradition française, organisent les travailleurs quelles que soient leurs tendances politiques, philosophiques ou religieuses. Tradition française qui fonde la nécessaire indépendance du syndicat à l’égard des partis, des États et gouvernements.

Ces principes sont à la base du combat de la section française de la IVe Internationale ; et à la base du mouvement ouvrier car ces principes sont, au moins formellement, également à la base d’autres organisations, d’autres tendances qui ne sont pas marxistes mais qui se réclament du mouvement ouvrier.

Tout au moins jusqu’à ces dernières années, qui ont vu la floraison d’idéologies « communautaires » cherchant à nier la lutte des classes.

Je voudrais illustrer comment, en ce qui concerne la IVe Internationale, nous avons appliqué concrètement ces principes dans des situations politiques données. Je prendrai deux exemples.

III- La question de l’indépendance syndicale : deux illustrations

E n 1940, dans la nuit profonde de la défaite, le gouvernement Pétain instituait la Charte du travail qui entendait aliéner l’indépendance des syndicats, cela après avoir interdit les partis et dissous la Chambre des députés.

Avec quelques milliers de militants ouvriers de toutes tendances, nous avons répondu non à cette tentative d’instaurer le système totalitaire du corporatisme. Certains, qui pour autant n’acceptaient pas tous la collaboration avec les nazis, ont accepté. D’autres hésitaient. C’est alors que le réformiste Léon Jouhaux a fait triompher la nécessité du refus complet, absolu, de la Charte du travail.

Je ne suis pas réformiste, je ne l’étais pas en 1940, bien que j’estime devoir défendre en toutes circonstances les réformes, garanties, droits, statuts et conventions collectives arrachés au capital par la lutte de la classe ouvrière. J’estime que Léon Jouhaux, en 1940, a servi le mouvement ouvrier, a défendu l’indépendance des syndicats, inséparable de la démocratie politique. Il a refusé leur intégration dans l’appareil d’État.

Ce ne sont pas là, j’y reviendrai, des principes dépassés, mais des problèmes toujours d’actualité.

Un débat en 1947 chez les trotskystes

Deuxième exemple. Je revendique, comme trotskyste, la tradition du bolchevisme de Lénine et de Trotsky.

J’utilise volontairement le mot « tradition », et vais m’efforcer de concrétiser ce que j’entends en utilisant cette caractérisation. Comme vous le savez, en 1921, dans son congrès, l’Internationale adoptait vingt et une conditions pour l’appartenance à l’Internationale communiste. Comme je l’ai signalé, j’ai fait partie, en 1940, de ces quelques milliers de militants qui ont refusé la Charte du travail et entrepris pas à pas de reconstruire des syndicats illégaux ; j’ai occupé des responsabilités et, à la Libération, j’ai constaté par ma propre expérience que l’une de ces vingt et une conditions était dommageable pour tout le mouvement ouvrier : celle qui définissait la subordination du syndicat au parti.

En 1947, lors d’un congrès de la section française de la IVe Internationale, qui s’appelait alors le PCI, j’ai présenté une résolution pour abandonner cette condition et affirmer l’indépendance des syndicats par rapport aux partis, État et gouvernement. Cette résolution fut adoptée à l’unanimité.

Je vous prie d’excuser ces rappels, mais je crois qu’ils permettent d’éclairer les positions affirmées encore aujourd’hui par le Courant communiste internationaliste, section française de la IVe Internationale.

J’en viens à un troisième repère qui je l’espère, permettra de mieux saisir la portée de l’engagement militant de la IVe Internationale.

IV- Mais au fait, d’où vient la démocratie politique ? Quel rapport avec le combat pour le socialisme ?

En dernière analyse, le marxisme enseigne que ce sont les rapports sociaux entre les classes constituées par des individus qui peuvent fournir des explications rationnelles au processus historique, avec ses multiples contradictions.

Les classes sont constituées par des individus. Les propriétaires des moyens de production constituent la classe capitaliste. Les individus qui ne possèdent que leur force de travail constituent la classe ouvrière, la classe des travailleurs. Je sais combien ces définitions sont quelque peu schématiques. Elles sont néanmoins des éléments qui assurent la préhension des problèmes et des événements.

La démocratie politique est précisément issue de la marche de l’histoire, de la nécessité que soient édifiés de nouveaux rapports économiques et sociaux où les hommes se présenteraient comme des individus « libres » : le capitaliste qui achète librement la force de travail, libéré de toute entrave.

Dans notre pays, comme nous le savons, la Révolution de 1789 a réalisé précisément le terrain politique nécessaire à la constitution de nouveaux rapports sociaux complètement libérés de toute entrave. Ce terrain est celui de l’égalité formelle entre les individus, devenus citoyens.

C’est ainsi que la Révolution de 1789 a consacré l’émancipation politique des individus, devenus citoyens égaux en droit.

La marche de l’histoire exige aujourd’hui le combat pour l’émancipation humaine, l’émancipation des individus de tout système d’exploitation, l’abolition du patronat et du salariat, inscrite dans les statuts de la Charte constitutive de la CGT en 1905 ; objectif commun, en principe, de tous les groupements, tendances, partis combattant pour le socialisme.

J’arrête là ces références, rapides et insuffisantes, qui établissent les rapports entre l’émancipation politique, garantissant l’égalité en droits, et l’émancipation humaine ; ce sont là les rapports entre la démocratie politique et le mouvement ouvrier combattant pour l’émancipation humaine, c’est-à-dire pour le socialisme, réalisant par l’expropriation du capitalisme le vieux et toujours actuel programme du mouvement ouvrier.

« Le libre débat, la libre discussion, partie intégrante de la démocratie ouvrière »

C’est la deuxième fois qu’il m’est donné de participer à une réunion dans ces locaux. La première fois, il y a fort longtemps, j’avais 16 ans et demi, j’étais déjà trotskyste, militant dans la Gauche révolutionnaire dont l’un des principaux dirigeants était Marceau Pivert, qui appartenait à la franc-maçonnerie.

C’était en mars 1937, et nous étions réunis pour prendre position sur les tragiques événements de Clichy, où plusieurs membres de la Gauche révolutionnaire étaient tombés sous les balles des gardes mobiles. Nous avons discuté toute la nuit.

Je n’étais pas d’accord avec Marceau Pivert, mais je dois dire que j’ai entretenu avec lui des relations de camaraderie, jusqu’à sa mort en 1958. Je tenais à le signaler.

Refusant tout dogme et toute vérité révélée, acceptant, revendiquant même le libre débat, la libre discussion, partie intégrante de la démocratie ouvrière, j’estime toujours corrects les principes du programme marxiste de la IVe Internationale. Vieux militant, j’ai connu nombre de militants qui ont combattu dans les rangs de la IVe Internationale et qui, pour des raisons qui sont les leurs, ont estimé devoir modifier leur point de vue. C’est leur droit, comme c’est le mien de continuer à penser que le marxisme de Marx, Lénine et Trotsky est correct. Le débat est libre (…).