La révolution russe, Lénine, Trotsky… et Staline

Entretien avec l'historien Jean-Jacques Marie.

Par la rédaction d'IO
Publié le 4 janvier 2023
Temps de lecture : 14 minutes

La jeunesse est au premier rang du combat contre les injustices – et le régime actuel les concentre toutes. Mais elle est aussi avide de connaissances, et passionnée de vérité. En particulier, après des décennies de falsifications, jusque dans les programmes scolaires, sur la révolution russe de 1917, on constate un regain d’intérêt pour cet événement mondial. La lutte organisée des soldats insurgés, de la classe ouvrière, du peuple, pour la fin de la guerre impérialiste, le renversement du tsar, la création d’un Etat sans patrons ni banquiers, sont constamment dénaturés. Les crimes de la contre-révolution stalinienne, avant tout dirigés contre les véritables communistes, les révolutionnaires d’octobre 1917, servent à dissuader les exploités de s’engager dans la révolution.

Deux documentaires récents, sur la chaîne parlementaire (LCP) et Arte – Trotsky, l’homme à abattre et Le Procès-Prague 1952 –, renvoient à la révolution russe et à la dictature policière de Staline. Nous publions un entretien entre Jean-Jacques Marie, historien, biographe de Lénine, Trotsky et Staline, directeur de publication des Cahiers du mouvement ouvrier1cahiersdumouvementouvrier.org (revue uniquement numérique), et Michel Sérac, président du Cermtri, le Centre d’études et de recherches sur les mouvements trotskyste et révolutionnaires, qui édite les Cahiers du Cermtri. Les deux publications sont convenues d’un partenariat (voir ci-dessous).

 

Michel Sérac : Quel est ton point de vue d’historien et de biographe sur le documentaire Trotsky, l’homme à abattre ?

Jean-Jacques Marie : Ce documentaire donne une image honnête de la situation de Trotsky pendant cette période de son exil. Il a néanmoins le défaut d’être un peu court politiquement et donc de ne pas permettre de vraiment comprendre pourquoi Trotsky est pour Staline « l’homme à abattre » au plus vite, et pourquoi l’enjeu est vital pour Staline, surtout après la collaboration que ce dernier a proposée à Hitler. Le pacte de non-agression, forme pourtant très atténuée de cette collaboration, provoque en effet de vives tensions dans l’Internationale communiste. Staline monte donc, pour liquider Trotsky, une chasse à l’homme, dotée d’un budget mensuel de 31 000 dollars (de l’époque !).

Léon Trotsky, dans les deux révolutions (1905, 1917), fut élu président du soviet de Pétrograd. Peux-tu expliquer ce qu’est, à l’origine, un soviet ? Pourquoi Lénine a-t-il lancé le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » ?

Lorsque la révolution éclate en Russie en octobre 1905, il n’existe alors en Russie aucun parti ni syndicat légal, seulement des partis révolutionnaires clandestins (le Parti social-démocrate, avec ses deux fractions, bolchevique et menchevique), et le Parti socialiste-révolutionnaire… et même un parti bourgeois clandestin ! La grève générale qui éclate mi-octobre pose devant les grévistes la question du régime, donc du pouvoir et de l’organisation. Aussi s’engouffrent-ils en masse dans le soviet de Saint-Pétersbourg dont les mencheviks ont proposé la création, puis dans ceux qui se multiplient dans de nombreuses villes de province. Lorsque le soviet de Saint-Pétersbourg, présidé par Trotsky après l’arrestation de son premier président, invite la cinquantaine de soviets de Russie à participer à un congrès national dressé contre le pouvoir tsariste, la police arrête ses dirigeants et interdit le congrès.

Mais l’héritage des soviets subsiste.

En 1917, les soviets organiseront des millions d’exploités et d’opprimés, ouvriers, soldats et paysans, en dehors de la bourgeoisie et de l’appareil d’Etat.

Face au gouvernement provisoire, de plus en plus engagé dans la poursuite de la guerre impérialiste qui mène la Russie à l’effondrement, le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » rassemble les opprimés face à la bourgeoisie et au gouvernement provisoire soumis à ses intérêts et à sa politique. Lénine oppose donc à ce dernier les masses organisées dans les soviets, dont le deuxième congrès, ouvert le 25 octobre, valide la prise du pouvoir par les bolcheviks comme expression même du pouvoir des soviets.

Peux-tu commenter cette phrase, dans le débat qui a suivi le documentaire, de Christophe Bourseiller, qu’on présente dans les médias comme historien compétent sur le trotskysme : « Le trotskysme, à cette époque, c’est minuscule. Quand Trotsky monte l’Opposition de gauche internationale en 1929, ils sont 70 sur toute la planète ! C’est un courant ultra-minoritaire. »

Bourseiller, présenté dans le débat sur le film comme « historien, écrivain, journaliste », ose affirmer qu’en 1929 l’Opposition de gauche internationale rassemble 70 personnes sur toute la planète. Affirmation à la fois grotesque et infâme : dans la seule Union soviétique, on compte alors plusieurs milliers d’opposants de gauche dits trotskystes, déportés à partir de janvier 1928, qui seront massacrés par Staline en 1938-1939, mais sont bien vivants et actifs en 1929. Pour Bourseiller, Staline aurait-il donc tellement tardé à liquider ces milliers de trotskystes qu’il juge nécessaire d’anticiper leur liquidation ? Il les supprime politiquement dès 1929, avant que Staline ne les liquide physiquement. Il ignore les documents de discussion écrits par ces trotskystes internés à Verkhné-Ouralsk, publiés par La Brèche et Les Bons Caractères en français, langue accessible à Bourseiller, et la grève de la faim déclenchée par les détenus trotskystes de Vorkouta en 1938, puisqu’à ses yeux, ils sont déjà morts depuis 1929.

De plus, l’opposition internationale compte dans plusieurs pays européens réunis bien plus de 70 membres. Ignorance (grossière) ? Falsification (aussi grossière) ? Inutile de commenter ses autres propos.

Dans ton dernier livre, Des gamins contre Staline, tu rassembles les témoignages qu’on a pu trouver ou reconstituer sur la révolte de jeunes, et même d’enfants, dans les pires conditions de la répression stalinienne. Peux-tu nous donner quelques exemples ?

A partir de 1938, en pleine vague de terreur massive, commencent à se former des groupes de gamins, d’adolescents ou d’étudiants dressés contre Staline et son régime. Ainsi, cette année 1938, le fils de l’un des condamnés à mort du troisième procès de Moscou, Ikramov, croise un bref instant à la Loubianka2Nom d’un immeuble situé à Moscou, quartier général et prison du KGB un adolescent de 14 ans, accompagné de quatre ou cinq autres adolescents, qui lui déclare triomphalement : « Nous sommes là pour notre parti, le PPCS. Nous nous sommes constitués à Oulianovsk, nous avons collé des tracts. » Le PPCS,  c’est « le Parti panrusse contre Staline » ;  panrusse veut dire « à l’échelle de toute la Russie » et définit ici non une réalité, mais une ambition, vite écrasée. Ces groupes éphémères, vite démantelés, sont suscités par une réflexion sur le contraste brutal entre la propagande sur le socialisme prétendument réalisé et la marche vers le communisme, le triomphe de l’abondance et une réalité marquée par la pénurie permanente, voire la misère et la famine, ainsi que par la terreur.

Les habitants d’un quartier de Saratov peuvent lire, un jour d’avril 1944, 25 tracts manuscrits collés sur les murs de quelques maisons, signés la Société des jeunes révolutionnaires, formée à l’automne 1943 par une demi-douzaine de gamins âgés de onze à treize ans, bientôt arrêtés, qui, en pleine guerre, proclament :

Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens.

(…) Toutes les libertés démocratiques sont anéanties.

La IIIe Internationale a été dissoute.

(…) Une cascade d’impôts pillent les travailleurs (…).

Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler,

 et ensuite renversez Staline !

Vive la grande révolution populaire !

Fin octobre 1948, les agents de la Sécurité d’Etat (le MGB) de Leningrad découvrent, dans huit arrondissements de la ville, 144 tracts manuscrits, distribués dans des boîtes aux lettres ou collés sur les murs, annonçant la constitution d’une organisation, Le Bonheur du peuple, et sa décision de diffuser, le 5 et 6 novembre, à la veille de la manifestation du 7 novembre, deux autres tracts, dont l’un intitulé « Sur le vrai et le faux socialisme ». Le MGB, affolé, envoie en urgence de Moscou « un groupe de tchékistes expérimentés du MGB » en renfort à ses milliers d’agents de Leningrad, pour débusquer, avant la manifestation, cette redoutable organisation, dont elle arrête dans la nuit du 5 novembre les… deux uniques membres, avec les 67 tracts manuscrits qu’ils se préparaient à distribuer le 7.

L’impuissance apparente des dizaines de groupes de gamins et d’adolescents dissimule donc, aux yeux de Staline, une puissance redoutable, qui effraie lui et sa police, qui s’acharne à liquider sans délai la plus modeste forme de protestation. Cette peur panique d’une contagion souligne la fragilité de sa domination. Mais le rejet du régime, provoqué par l’abîme qui sépare la propagande et la réalité, est si profond qu’il se constitue toujours de nouveaux groupes. Les deux derniers constitués sous Staline portent le titre évocateur d’Union de lutte pour la cause de la révolution (dont les trois principaux dirigeants, des étudiants juifs, seront fusillés) et, le second, d’Armée de la révolution…

Tu as publié récemment sur le site CMO un article circonstancié sur les deux années de collaboration étroite entre Hitler et Staline. Staline fut alors « l’intendant de Hitler », selon la formule de Trotsky. Ce sujet est d’un grand intérêt pour démystifier le mensonge intéressé des « trois gendarmes », des trois puissances militaires de Yalta (Roosevelt, Staline, Churchill) sur la « responsabilité collective du peuple allemand ». C’est à la fois une falsification – Hitler ne fut jamais majoritaire dans des élections libres, même après 1933 –, une calomnie honteuse contre les centaines de milliers de martyrs, combattants allemands anti-nazis, assassinés et emprisonnés, et la couverture d’un crime historique des « maîtres du monde » d’après-guerre – la déportation sauvage et meurtrière de millions de civils allemands, selon la nouvelle carte de l’Europe décrétée par les grandes puissances. Peux-tu nous donner des précisions sur cette collaboration Hitler-Staline ?

Le 21 août 1939, Hitler demande par lettre à Staline de signer de toute urgence avec lui un « pacte de non-agression », car, écrit-il, « la tension entre l’Allemagne et la Pologne est devenue insupportable ». C’est donc pour attaquer la Pologne au plus vite qu’il veut signer un pacte avec Staline, qui lui répond aussitôt : « L’accord du gouvernement allemand pour signer un pacte de non-agression constituera la base permettant de liquider la tension politique et d’instaurer la paix et la COLLABORATION (souligné par moi) entre nos pays»

Il y a loin d’un pacte de non-agression à la « collaboration »  que propose Staline et qui va se matérialiser très vite dans l’entreprise conjointe (quoique légèrement décalée dans le temps) d’invasion et de dislocation de la Pologne, que les deux dictateurs se partagent en gros à moitié. Staline va y remplir effectivement le rôle d’intendant d’Hitler, mais d’un intendant qui veut jouer au maître de maison. Pour comprendre cette volonté, il faut se rappeler le culte délirant qui glorifie alors Staline présenté comme celui qui « fit naître l’homme » (sic !). Hitler accepte bien entendu cette collaboration, dont Staline pensera jusqu’au bout être le moteur. Il négocie avec Hitler la mainmise sur certains territoires frontaliers (les Etats baltes, la Moldavie, la Bucovine). Pour le séduire, il lui livre bientôt des communistes allemands et autrichiens réfugiés en URSS et qu’Hitler ne lui a même pas demandés.

En 1941, alors même qu’il a depuis des mois reçu des rapports des services soviétiques lui annonçant les préparatifs d’invasion de l’URSS par Hitler, il veut renforcer son alliance avec lui en dissolvant l’Internationale communiste ou Comintern. Le 20 avril 1941, il déclare au bureau politique et à Dimitrov. « La question de l’existence du Comintern à court terme (…) est posée de manière forte et claire. » Il propose de le dissoudre.  Le secrétariat du Comintern, réuni le 12 mai 1941, avec le porte-parole de Staline, Andreï Jdanov, porte exclusivement sur ce projet de dissolution. Premier des quatre bienfaits que la décision doit apporter : « Tous les fondements de tous les pactes anti-cominterniens tombent. » Dès lors, plus rien n’empêcherait l’URSS d’y adhérer, comme cela avait été évoqué, comme Hitler et Molotov l’avaient évoqué à Berlin à la mi-novembre 1940.

Staline veut ainsi démontrer à Hitler que l’URSS n’a vraiment plus rien à voir avec le projet de révolution mondiale (incarnation pour Hitler du « judéo-bolchevisme » exécré !).

Staline ne comprend pas qu’Hitler veut assurer au capitalisme allemand, affamé de marchés et de matières premières, la domination sur l’Europe entière et lui garantir une main-d’œuvre à très bon marché en réduisant en esclavage les peuples slaves, qualifiés par Hitler de peuples inférieurs !  Aussi pense-t-il pouvoir jouer avec lui jusqu’au bout. Lorsque, le 22 juin 1941, la Wehrmacht attaque l’URSS, persuadé qu’il s’agit d’une provocation de l’état-major allemand dans le dos du Führer, il interdit d’abord aux généraux soviétiques de répondre.

Dans son discours du 3 juillet 1941, il qualifiera de « trahison » l’attaque du 22 juin. Le mot « traître » revient cinq fois dans son allocution. En décembre 1941, Staline déclarera à l’Américain Hopkins : « Nous avons fait confiance à cet homme. » Et, commente Hopkins, « Moscou considérait l’invasion comme la trahison d’un partenaire ». Le mot reflète la réalité de leur collaboration. Seul un allié, un proche ou un ami peut trahir, pas un adversaire. C’était bien le cas.

Parlons des procès truqués de Prague, relatés dans le documentaire d’Arte, et des autres procès staliniens dans les « démocraties populaires », suivis de la répression des insurgés de Hongrie, de l’invasion de la Tchécoslovaquie lors du « Printemps de Prague ». Quels étaient à ce moment les positions des dirigeants du PCF, dirigé à l’époque par Maurice Thorez ?

Maurice Thorez, n’a, à ma connaissance, rien dit sur le procès Slansky. Il est parti mi-novembre 1950 se faire soigner à Moscou d’une hémiplégie par les médecins du Kremlin, dont certains, deux ans plus tard, seront accusés par Staline d’avoir assassiné deux dirigeants soviétiques et de vouloir liquider cinq autres dignitaires. Pendant son traitement en URSS, il reste silencieux et ne dit donc rien du procès de Slansky, qui pourrait d’ailleurs l’inquiéter, car il annonce une opération contre la direction du PC français ou certains de ses membres.

Artur London échappe à la condamnation à mort, sans doute parce que Staline veut l’utiliser à cette fin : il est le beau-frère de Raymond Guyot, membre du bureau politique du PCF. Ses tortures visent, entre autres, à lui faire « avouer » que Raymond Guyot était un agent de l’Intelligence Service. Une purge (massive ?) de la direction du PCF s’annonce donc. Staline, convaincu que ses plus proches collaborateurs eux-mêmes (Molotov, Kaganovitch) et les dirigeants des divers PC étaient aussi truqueurs et affabulateurs que lui, voulait les soumettre à une menace permanente. Il garde alors Thorez à Moscou pour, sans doute, l’utiliser (comment ? mystère) dans l’opération chirurgicale qu’il manigance alors. Sa mort libérera Thorez.

Tu as longtemps participé, au sein du Comité international contre la répression, présidé par Yves Dechézelles, à la défense des emprisonnés, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en URSS… Que réponds-tu à ceux qui réduisent le stalinisme à un « culte de la personnalité » sur la personne de Staline ?

Lorsque Staline meurt, le 5 mars 1953, l’URSS est à la veille d’une crise profonde. La terreur déchaînée par Staline se heurte à une résistance croissante quoique essentiellement passive. Son économie est paralysée.

Comme l’Etat achète aux kolkhozes leur production à un tarif qui ne couvre même pas leurs frais, la paysannerie observe une immense grève des bras croisés. La pénurie ne cesse de s’aggraver. Khrouchtchev dira en juillet 1953 : « Il y a peu de lait, peu de beurre. Quel communisme s’il n’y a ni galettes ni beurre ? » Même le stalinien fanatique Kaganovitch avouera alors : « Il y a peu de viande, pas assez de saucisson, mais la question du logement est particulièrement aiguë. » La perspective d’une nouvelle vague de répression annoncée par la préparation du procès dit des Blouses blanches, que seule la mort de Staline interdira, terrorise et paralyse l’appareil même du parti, qui se sait menacé par une nouvelle épuration.

La bureaucratie dirigeante veut desserrer l’étau pour tenter de sortir le pays d’une paralysie qui affaiblit sa propre domination et pour se garantir à elle-même sa propre sécurité.

Ses dirigeants, augmentent le prix payé à la production des kolkhozes pour améliorer le ravitaillement de la population et allègent le fardeau policier qui pèse sur ses épaules (libération de 1 200 000 déportés du goulag, fin de la répression de masse, puis libération de victimes de la répression sous Staline)

Khrouchtchev veut donner à cet assouplissement, qui concerne à la fois la population elle-même et l’appareil du parti, une traduction politique qui en garantisse aux uns et aux autres la permanence, ainsi que la liquidation de la terreur de masse comme moyen de gouvernement, sans bien entendu toucher aux fondements du stalinisme (pouvoir absolu de l’appareil du parti, contrôle complet de la propriété d’Etat, rejet de toute forme de démocratie et de toute organisation si peu que ce soit indépendante, etc.). La dénonciation de certains crimes de Staline, la réhabilitation de certaines victimes (à l’exclusion bien entendu des trotskystes), visent à fournir ces garanties. Seul petit accroc, comme le rapport, dit « secret », de Khrouchtchev au XXe Congrès de février 1956 est lu à tous les membres du parti au pouvoir et à tous  les sans-parti invités à assister à cette lecture, la dénonciation, quoique partielle, mais effective, de Staline suscite une vague de discussions qui pose de multiples problèmes politiques et, au-delà de l’URSS, touche les « démocraties populaires », surtout la Pologne et plus encore la Hongrie, où elle débouche sur un soulèvement populaire .

Trotsky écrit, en conclusion de son livre Les crimes de Staline (1937) : « La mémoire des hommes est généreuse quand les mesures draconiennes sont mises au service de grands buts historiques. Par contre, l’histoire ne pardonnera pas une goutte du sang offert au nouveau Moloch de l’arbitraire et du privilège. Notre sens moral trouve sa plus haute satisfaction dans l’inébranlable conviction que le châtiment historique sera proportionné au crime. La révolution ouvrira toutes les armoires secrètes, révisera tous les procès, réhabilitera les calomniés, dressera des monuments aux victimes, vouera une malédiction éternelle aux bourreaux. Staline disparaîtra de la scène sous le poids de ses crimes, comme le fossoyeur de la révolution et la plus sinistre figure de l’histoire. »

Deux questions : – Tu es un historien russophone, comment juges-tu « l’ouverture des armoires », celles des archives de Moscou, que tu as consultées ou cherché à consulter ? – Qu’en est-il des réhabilitations des calomniés et des suppliciés ?

Après la chute l’URSS et jusqu’à la fin des années 2000, les archives se sont largement ouvertes, même s’il fallait une autorisation spéciale pour celles regroupées comme Archives du président de la fédération de Russie et, bien sûr, celles du KGB.

Cette ouverture a entraîné la publication de dizaines volumes entiers de documents d’archives, dont des documents de la police politique. Pendant la même période, l’écrasante majorité des victimes et des suppliciés ont été réhabilités.

Mais le nationalisme chauvin de Poutine, feuille de vigne du pillage des oligarques et des multiples groupes bureaucratiques corrompus (police, tribunaux, gouvernements régionaux, municipalités) a besoin d’une couverture politique, traduite à la fois par le rappel de la Russie tsariste marqué par la béatification du tsar Nicolas II et de sa famille prononcée en 2000 par l’Eglise orthodoxe et par la restauration partielle du culte de Staline.

Ainsi, dans une interview au Figaro du 18 octobre 2013, le ministre de la Culture de l’époque,  Vladimir Mendinski, président de la Société russe de l’histoire militaire, déclarait : « S’agissant de Staline,  il y a des éléments négatifs relatifs au système de terreur qui a été créé, mais il y  eut aussi beaucoup d’éléments positifs. A sa mort, l’empire était agrandi. »

L’ouverture des archives et les publications qui l’accompagnaient se sont restreintes depuis 2009. Le 19 mai 2009, a été créée une « commission visant à combattre les tentatives de falsification de l’histoire au préjudice des intérêts de la Russie », chargée de collecter et analyser des informations sur « la falsification de faits et d’événements historiques réalisée dans le but de ternir le prestige de la Fédération russe sur la scène internationale ».

La composition de la commission soulignait sa fonction policière : sous la présidence du chef de l’administration présidentielle, elle comportait des représentants du FSB (ancien KGB), du Service des renseignements extérieurs, du Conseil de  sécurité,  du ministère des Affaires étrangères et du  ministère de la Justice, y compris le chef d’état-major des armées, et le vice-président de la commission parlementaire chargée des associations et organisations religieuses, qui précisa : « Nous serions ravis de laisser l’histoire aux historiens, mais cela n’est pas possible. » Seuls trois de ses vingt-huit membres étaient des historiens (très officiels), dont la vice-présidente de la commission des affaires étrangères de la Douma.

Enfin, une loi mémorielle, imposée par Poutine en mai 2014, instaure une vision officielle de la période 1939- 1945. L’article 345-1 du Code pénal de la Fédération de Russie sanctionne « la diffusion d’informations sciemment fausses sur les actions de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ». Cette politique mémorielle officielle débouchera sur l’interdiction de l’association Mémorial, constituée à la veille de la chute de l’URSS pour restaurer la mémoire des victimes de la répression.

Quel est ton regard d’historien et de militant sur les courants dominants de l’historiographie depuis la fin de l’URSS ?

Le courant dominant à la mode aujourd’hui est en gros l’héritier du Livre noir du communisme de Courtois-Werth-Panné : l’URSS a vécu de 1917 à 1991 sous le communisme, marqué d’emblée par la violence, puisque octobre 1917 ne serait qu’un coup d’Etat ou un coup de force (pourtant validé par un congrès des soviets, seule instance alors légitime !).

De Lénine à Staline, selon eux, il y aurait une parfaite continuité, qui efface, sous l’apparence  de l’idéologie, l’émergence de la bureaucratie, couche sociale parasitaire et privilégiée, qui opprimait la masse des ouvriers, des paysans, de la jeunesse, tout en se réclamant du « socialisme » ou du « communisme ».

Cette impasse permet à ces historiens de présenter la chute de l’URSS et des démocraties populaires constituées sous la botte de Staline comme l’échec du « communisme » proclamé, mais simple camouflage du réel.

Ils ne connaissent sans doute pas la prévision faite par Trotsky dès 1936 dans La Révolution trahie. Trotsky, évoquant l’inégalité sociale qui règne en URSS et qu’il représente sous la forme d’un navire où les privilégiés fainéants de la première classe se gavent, pendant que les passagers qui triment dans la troisième classe se serrent la ceinture, souligne : « Il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième classe une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété. » Et Trotsky se moque des « passagers de première » qui, « au contraire, exposeront volontiers, entre café et cigare, que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison » (La Révolution trahie, p. 241).

Bref, il raille ceux qui privilégient l’idéologie officielle proclamée sur les conditions de vie réelles de la masse travailleuse et des réactions de cette dernière face à cette situation. Les historiens en règle générale ignorent cette prévision avancée par Trotsky au cas où les travailleurs de la troisième classe ne réussiraient pas à renverser la domination des parasites de la première, comme la Quatrième Internationale voulait les aider à y parvenir. C’est pour l’en empêcher que Staline a massacré tous les trotskystes en URSS et fait assassiner Trotsky à Mexico, pendant que, dans le reste du monde, ses partisans déchaînaient une campagne frénétique de calomnies.

 

Communiqué

De 1998 à 2016 Le Cermtri a édité, parallèlement aux Cahiers du Cermtri, les Cahiers du mouvement ouvrier (CMO).

À partir de cette date, les CMO ont été édités de façon indépendante par le comité de rédaction. Cette revue est désormais numérisée pour tous ses numéros.

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