17 octobre 1961 : massacre d’Etat de maniestants algériens à Paris
Il s’agit de la répression d’Etat « la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine », écrivent Jim House et Neil MacMaster. Jean-Marc Schiappa, historien, revient sur cet événement.
- Histoire
Arrivé au pouvoir par un coup d’État en mai 1958, de Gaulle est dans l’incapacité politique de briser la révolution algérienne qui se poursuit malgré la répression. Il comprend – et la bourgeoisie française avec lui – qu’il faut lâcher du lest et négocier le repli de l’impérialisme français hors d’Algérie.
Pour une partie non négligeable de la bourgeoisie (notamment les colons) et de l’appareil militaire, c’est inenvisageable. Une scission violente se produit entre ces deux courants de la bourgeoisie. Le pouvoir bonapartiste de De Gaulle et son ambition de « moderniser » le capitalisme français notamment par l’intégration des organisations syndicales à l’État se trouvent menacés.
De Gaulle a besoin d’un appareil répressif en état de marche, d’une police, d’une armée efficaces. Cela explique la virulence de la répression contre les généraux qui ont tenté un putsch contre lui en avril 1961 (de Gaulle ne cède qu’au dernier moment sur l’exécution du général Jouhaud, par exemple) mais il faut aussi, surtout, exercer la plus intense répression contre la population immigrée (pour ne pas trop céder lors des négociations qui ont commencé avec les représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne) et également contre le mouvement ouvrier qui n’est toujours pas brisé. Le 1er décembre 1961 puis le 8 février 1962, en tuant 9 manifestants au métro Charonne, c’est le mouvement ouvrier qui est visé.
L’appareil d’État de la Ve République
Dans tous les cas, il faut montrer qu’on est sans faiblesse et que le maintien de l’ordre prime. Ainsi, lors du discours contre les généraux putschistes d’Alger en avril 1961, de Gaulle parle au nom de l’État : « Voici l’État bafoué… Et par qui ? Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir. Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. »
Et parce qu’il faut réduire les putschistes, il faut frapper la révolution algérienne. En effet, que serait un État qui ne frapperait pas la révolution, d’abord ?
De Gaulle peut compter sur des hommes fiables et sans scrupule (les hommes des polices parallèles appelés « les barbouzes ») comme sur certains hauts fonctionnaires dont certains – mais pas tous – ont fait leurs premières armes sous Vichy. L’appareil de la Ve République, au sens strict du terme, s’est nourri de vichystes vite reclassés à la Libération travaillant sans état d’âme avec d’anciens « résistants », la continuité de l’État bourgeois est à ce prix.
Parmi ces hommes, Maurice Papon. Si maintenant on en sait plus sur sa carrière, tout avait été fait à l’époque pour l’occulter. Secrétaire général de la préfecture de la Gironde en 1942, il est responsable de la déportation de 1 600 juifs vers Auschwitz (condamné pour cela en 1998 après 17 ans de procédures judiciaires), maintenu à ce poste en 1944, préfet de Corse en 1946, secrétaire général de la préfecture de police de Paris ensuite, notamment lors de la manifestation du 14 juillet 1953 pendant laquelle la police tue huit manifestants, pour l’essentiel des militants messalistes, puis préfet de Constantine de 1956 à 1958 où il se fait remarquer par la brutalité de la répression, il est nommé préfet de police en mars 1958 (avant l’arrivée de De Gaulle au pouvoir). Il se montrera à la hauteur de la confiance que lui témoignait de Gaulle.
Tirs policiers dans la foule
Le 17 octobre 1961, victime d’un couvre-feu discriminatoire (frappant seulement les Algériens hypocritement appelés « Français musulmans d’Algérie »), la population algérienne en région parisienne est appelée à manifester pacifiquement (les responsables ordonnent que « même une épingle » ne soit pas tolérée) par le Front de libération nationale. Il s’agit de faire pression sur le gouvernement français au moment des négociations. Les violences policières sont légion à ce moment et les représailles sont nombreuses.
La police est encouragée à sévir. Maurice Papon déclare le 3 octobre à des policiers : « Pour un coup donné, nous en porterons dix. » Le ton est donné.
Le 17 octobre au soir, 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants, se dirigent vers le centre de Paris. Dès les premiers rassemblements, le choc est terrible. Au pont d’Auteuil, la police tire dans la foule à la mitraillette. On jette les manifestants, blessés ou non, dans la Seine depuis les ponts. Les descriptions et les récits des témoins, les rares photos prises clandestinement par le photographe Elie Kagan, sont glaçants. Les abords du cinéma Rex, par exemple, sont couverts de sang. La police frappe, tire, tue, noie. La préfecture de police annonce 11 500 personnes arrêtées en quelques heures ; c’est une rafle de masse qui n’a d’égal que la rafle du Vél’d’Hiv en 1942 dans laquelle la police française s’était déjà distinguée.
Une presse aux ordres
Le palais des Sports à la porte de Versailles, l’hôpital Beaujon, le gymnase Coubertin, la cour de la préfecture de police sont des centres de détention improvisés, les bus de la RATP sont réquisitionnés.
Les emprisonnés, hommes, femmes, enfants, sont systématiquement tabassés, certains ne réapparaîtront jamais. L’opération dure plusieurs jours, qu’il faut étouffer.
L’AFP écrit tranquillement qu’il y a deux morts ; les autorités affirment que les policiers ont riposté à des tirs (aucun policier n’a été blessé par balle !).
Malgré le black-out des informations, une partie de la presse française, la presse étrangère et l’opposition politique sont scandalisées. Mais la majorité de la presse est aux ordres. Le Monde dans son éditorial du 19 octobre écrit ainsi : « C’est le terrorisme musulman qui est à l’origine de ces drames. »
La question est la cohésion de l’appareil d’État. Pour éviter les troubles et les déconvenues, « de Gaulle, pour l’aider à retrouver sa cohésion, lançait sa police contre les 30 000 travailleurs algériens qui manifestaient à Paris », écrit la revue trotskyste La Vérité n° 523 de l’hiver 1962 ; les « violences » ne sont pas un surplus indigne sur un corps propre mais indispensables au fonctionnement de l’appareil de l’État bourgeois.
L’État bourgeois est toujours en guerre civile. Il doit laisser faire sa police et en couvrir les excès, chacun y trouve son compte. La violence policière est la norme, pas l’exception.
Quelques chercheurs (Jean-Luc Einaudi, Fabrice Riceputi, Olivier Lecour-Grandmaison, les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, notamment) ont longuement travaillé sur cette manifestation. Il s’agit de la répression d’État « la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine », écrivent Jim House et Neil MacMaster.
Mensonge d’État
Le principal avocat de la thèse gouvernementale est le professeur d’université (à l’époque) Jean-Paul Brunet, auteur également d’une biographie du stalinien devenu nazi Jacques Doriot, dont l’argument essentiel est la continuité entre le bolchevisme et le nazisme… Il minimise systématiquement les violences policières. Il écrit notamment à propos d’enterrements clandestins de victimes : « On voit mal comment dans un pays démocratique cette éventualité aurait pu se produire. » C’est une tautologie : la Ve République est démocratique, donc aucun crime d’État ne peut avoir lieu. L’essentiel est d’affirmer que la France est « un pays démocratique », à partir de là, circulez, braves gens.
La discussion sur le nombre de victimes algériennes dépasse largement le cadre de cet article ; des chiffres contradictoires sont avancés, même si l’estimation la plus vraisemblable dépasse la centaine de morts. Mais deux faits débordent toute polémique.
D’une part, dans les jours suivant l’événement, les autorités donnent un bilan de 7 morts. Ce chiffre n’est plus soutenu par personne. En clair, le gouvernement a menti.
D’autre part, le simple fait que l’on ignore exactement le nombre de victimes – comme toujours dans les crimes colonialistes – est, en soi, un terrible acte d’accusation contre l’État. Les Algériens, cela ne compte pas, cela ne se compte pas.
Certains réfutent le terme de « massacre ». Jean-Paul Brunet écrit que, en raison du « nombre limité de morts, on ne peut en bon français parler de massacre », mais le terme est resté, y compris dans les décisions de justice quand Maurice Papon, impudent, a traîné devant les tribunaux le chercheur et militant Jean-Luc Einaudi. Einaudi fut relaxé…
La réalité est simple : la police a frappé, matraqué, tiré, jeté dans la Seine, enfermé des milliers de manifestants algériens, en un mot, massacré.
Police républicaine, bien sûr…