Il y a 160 ans : la fondation de la Première Internationale

Marx et Engels prirent une part déterminante dans cet aboutissement de toute la première période du mouvement ouvrier.

Congrès de fondation de l’Alliance internationale des travailleurs, en 1864.
Par La Lettre de la Vérité
Publié le 20 octobre 2024
Temps de lecture : 6 minutes

Cet article est extrait de La lettre de la Vérité, n° 1106, 10 octobre 2024.

C’est le 28 septembre 1864, lors d’une assemblée publique célébrée au Saint-Martin’s Hall de Long Acre à Londres que l’Association internationale des travailleurs (AIT – Première Internationale) a été fondée.

C’est lors de cette réunion qu’est élu un comité provisoire chargé d’organiser l’Association. Marx a joué un rôle considérable dans ce comité pour que l’Association se construise sur une base ouvrière révolutionnaire.

Il lui a fallu la dégager de l’esprit mutualiste et réformiste qui caractérisait certains membres du comité, issus notamment des trade unions britanniques. Il lui a fallu aussi l’arracher au nationalisme petit-bourgeois des réfugiés politiques hongrois, polonais et italiens, tendant en permanence à subordonner la lutte de classe à la question nationale dans leur propre pays, c’est-à-dire en l’occurrence à la direction de la bourgeoisie.

Il lui fallut enfin combattre les tendances proudhoniennes des militants français ou suisses, qui se méfiaient de la lutte politique et prétendaient maintenir le mouvement ouvrier sur le terrain économique des mutuelles, des coopératives et des syndicats.

Le comité provisoire se rend à l’argumentation de Marx, puisque celui-ci est chargé de rédiger une adresse inaugurale qui sera achevée le 27 octobre 1864 — un mois après le meeting de Saint Martin’s Hall.

« La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »

Et c’est dans cette adresse, que Marx écrit : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. L’émancipation du travail n’étant un problème ni local, ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite pour une révolution le concours théorique et pratique des pays les plus avancés. »

Et il ajoute : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. Elle semble l’avoir compris, car en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, on a vu renaître en même temps ces aspirations communes, et en même temps aussi des efforts ont été faits pour réorganiser politiquement le parti des travailleurs… L’expérience du passé nous a appris comment l’oubli de ces liens fraternels, qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l’affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées. C’est poussés par cette pensée que les travailleurs de différents pays, réunis en un meeting public à Saint-Martin’s Hall le 28 septembre 1864, ont résolu de fonder l’Association internationale. » (Le Conseil général de la Première Internationale, Ed. de Moscou, 1972, tome I, p. 243).

La fondation de l’Association internationale des travailleurs en 1864, à laquelle Marx et Engels prirent une part déterminante afin de doter le prolétariat d’une direction révolutionnaire mondiale, est l’aboutissement de toute la première période du mouvement ouvrier.

C’est au début du XIXsiècle qu’il faut situer la formation du prolétariat, comme nouvelle classe sociale, en relation avec le premier essor de l’industrialisation en Grande-Bretagne et en France. À ce propos, Marx et Engels écrivent : « À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre ; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. » (Manifeste du Parti communiste, éd. Sélio, 2006, p. 33).

Ainsi se trouvent définis les prolétaires, au sens moderne du mot, à savoir ceux qui sont contraints pour vivre de vendre leur force de travail aux propriétaires capitalistes des instruments de production et qui, en travaillant, produisent la plus-value du capital.

Cette classe des salariés est issue d’hommes et de femmes arrachés, pour la plupart, à la vie paysanne, et poussés par la contrainte économique à chercher du travail dans les fabriques.

Jusqu’en 1830, rien ne limite légalement l’exploitation capitaliste du travail salarié, si ce n’est l’intérêt des patrons à une reproduction minimale de la masse des travailleurs. C’est ce que Marx établira, dès 1849, dans Travail salarié et Capital, en expliquant que le salaire est le paiement, non du travail fourni par l’ouvrier à son patron, mais de sa force de travail, c’est-à-dire d’une marchandise dont la valeur, comme celle des autres, se mesure par le temps de travail socialement nécessaire à sa production.

Soumis au salariat, cet esclavage moderne, le prolétariat subit l’exploitation capitaliste et cherche à survivre en commençant à s’organiser et aussi, parfois, en se révoltant contre la situation qui lui est faite. Les premières organisations ouvrières se constituent, entre 1815 et 1830, sous forme de mutuelles, de syndicats, de sociétés de pensée où l’on débat des idées socialistes et communistes, enfin d’embryons de partis. En Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et en Italie, c’est le même problème qui se pose : celui de l’indépendance de classe de ces organisations.

La question centrale de l’indépendance de classe

Aussi des débats et des luttes opposent-ils des militants simplement partisans de la république démocratique, bref de la victoire complète de la bourgeoisie sur ce qui reste des classes féodales, et des militants plus préoccupés par les « problèmes sociaux », c’est-à-dire par les intérêts spécifiques de la classe ouvrière, émancipée de toute tutelle bourgeoise – même démocratique.

La révolution de juillet 1830 permettra à un certain nombre de ces militants de comprendre que la bourgeoisie cherche à utiliser le prolétariat comme masse de manœuvre en vue de la réalisation de ses seuls objectifs démocratiques et que, par ailleurs, cette même bourgeoisie est portée aux compromis contre-révolutionnaires avec les classes d’origine féodale.

L’année suivante, les ouvriers lyonnais de la soie (canuts) s’insurgent contre leurs conditions de vie misérables et se rendent maîtres pendant quelques jours de la grande ville industrielle.

En 1833, une association syndicale des cordonniers fait son apparition en France, tandis que, en Grande-Bretagne, se constitue une première centrale syndicale – Grand national consolidated trade unio n – qui groupera jusqu’à 500 000 adhérents.

Aux États-Unis, les ouvriers de Philadelphie imposent par la grève la journée de dix heures à leurs employeurs (1835).

En Grande-Bretagne, la bourgeoisie s’oppose à l’aristocratie terrienne pour faire prévaloir les intérêts de l’industrie sur ceux de l’agriculture. Dans le même temps, des petits-bourgeois radicaux engagent la lutte pour les droits démocratiques. En 1838, ils proposent une charte du peuple exigeant notamment le suffrage universel, dont le mouvement ouvrier va s’emparer pour développer son action propre. De 1838 à 1848, le mouvement chartiste combinera les revendications ouvrières (la journée de dix heures) et les revendications démocratiques (le suffrage universel) dans de puissantes manifestations de masse…

Le rôle de la « Ligue des communistes »

À Paris, en 1834, des émigrés d’Europe centrale se sont groupés dans une « Ligue des proscrits ». Parmi eux, les artisans et les ouvriers se sont, en 1836, séparés des intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Leur nouvelle organisation prend le nom de « Ligue des justes ». Cette organisation est donc née de la volonté d’un certain nombre de travailleurs de ne plus subordonner leur action au mouvement démocratique bourgeois.

Événement caractéristique, elle prend, en 1847, le titre de « Ligue des communistes » et tient son premier congrès en juin de la même année.

C’est précisément entre ce premier congrès et le deuxième, tenu en décembre 1847, que Marx et Engels donnent leur adhésion et amènent à la Ligue le Comité de correspondance communiste de Bruxelles dont ils sont responsables.

L’ancienne devise de la Ligue : « Tous, les hommes sont frères », sera remplacée sur proposition de Marx par une nouvelle devise : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », qui exprime les exigences du mouvement ouvrier révolutionnaire à la veille de la révolution de 1848. Chargés par le comité central de l’organisation de rédiger son programme, Marx et Engels écriront, dans ce contexte, le Manifeste du Parti communiste.

Avant de prendre contact avec la Ligue, Marx et Engels avaient eux-mêmes cheminé des positions propres au mouvement démocratique bourgeois vers celles du prolétariat révolutionnaire. En 1845, ils avaient ensemble rédigé le long manuscrit de L’idéologie allemande, dans lequel se trouvaient, pour la première fois, exposés les fondements et la méthode du matérialisme historique.

La proposition de Marx à Proudhon

Décidé à lutter efficacement pour la « constitution du prolétariat en classe », Marx avait proposé en 1846 à Proudhon, malgré leurs divergences, de constituer en commun des « comités de correspondance communistes qui s’occuperaient de mettre en rapport les socialistes allemands, français et anglais, afin de les tenir au courant des progrès du socialisme dans chaque pays. »

Proudhon avait refusé en disant : « Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir, et qu’en conséquence nous ne devons point poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale. » (cf. Pierre Lambert, Marx et les problèmes du parti ouvrier, La Vérité, n° 515, février 1959, p. 9).

Cette opposition est claire : d’un côté Marx, qui, en vue de la révolution prolétarienne, combat pour donner au prolétariat des moyens d’organisation à l’échelle internationale ; de l’autre côté Proudhon, dont le socialisme petit-bourgeois a abouti au réformisme et qui ne se soucie nullement de travailler à la construction d’organismes internationaux.

L’année même où Marx et Engels rejoignent la Ligue des communistes et entreprennent de la transformer profondément, en réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Marx publie Misère de la philosophie qui, sur le plan théorique, règle définitivement son compte à l’idéologie proudhonienne.

Entre 1845 et 1847, Marx et Engels vont donc aboutir au matérialisme historique et au socialisme scientifique. En même temps, ils ont trouvé dans la Ligue des communistes une organisation prolétarienne internationale qu’ils vont transformer en une direction embryonnaire du prolétariat révolutionnaire.