« La Cisjordanie est au bord d’une éruption volcanique majeure »

Entretien avec d’Azzam Abou Al-Addas originaire de la ville de Naplouse, figure reconnue au sein de la société palestinienne, militant académique et analyste politique des affaires palestiniennes et israéliennes.

Des Palestiniens observent une oliveraie, près du village de Salem, à l’Est de Naplouse, détruite par le feu allumé par des colons israéliens, le 25 mai. (AFP)
Par Propos recueillis par nos correspondants dans le nord de la Palestine
Publié le 13 juillet 2025
Temps de lecture : 9 minutes
Azzam Abou Al-Addas, figure reconnue au sein de la société palestinienne, est un militant académique et analyste politique des affaires palestiniennes et israéliennes. Il est titulaire d’un baccalauréat en sciences politiques, sociologie et langue hébraïque, et exerce en tant que conférencier et formateur dans plusieurs institutions palestiniennes. Il est originaire du camp de réfugiés de Balata, situé près de Naplouse (la majorité des habitants de ce camp proviennent du village de Sheikh Mounis, sur les terres duquel a été érigée l’Université de Tel-Aviv). Il a passé dix années dans les prisons israéliennes, avant d’être libéré en 2012, et a connu à plusieurs reprises l’expérience de la détention dans les prisons de l’Autorité palestinienne, en raison de ses positions et opinions critiques à l’égard de l’Autorité, des Accords d’Oslo, ainsi que de la politique de corruption et de capitulation menée par l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Nous avons eu l’honneur de réaliser cet entretien avec lui.

Des rapports font état de 5 000 attaques menées par les colons en Cisjordanie depuis le début de la guerre contre Gaza. Les massacres s’intensifient. De nombreux centres de camps, y compris celui de Jénine, sont systématiquement détruits. Tout cela ne saurait être réduit à la seule violence de colons fanatiques. Que cherche à accomplir le gouvernement israélien en Cisjordanie, selon vous ?

Israël combat à Gaza, et le monde voit là sa grande bataille, mais Israël mène une lutte existentielle en Cisjordanie. Pour saisir l’importance de la Cisjordanie aux yeux d’Israël, il faut rappeler qu’Israël considère cette région comme la pierre angulaire du projet du Grand Israël. Si l’on observe la carte du Grand Israël, qui s’étend du Sinaï à l’Irak, en passant par le nord-ouest de l’Arabie saoudite jusqu’à l’ensemble du Levant, on constate que la Cisjordanie en constitue le centre névralgique, le cœur du Grand Israël, l’emplacement même de l’Étoile de David sur le drapeau israélien, précisément au milieu. Cela signifie qu’il est inconcevable, en aucune circonstance, d’établir le Grand Israël sans régler la question de la Cisjordanie et la « purifier » totalement de toute présence arabe, pour parvenir à une situation de « zéro Arabe entre la mer et le fleuve ».

Sur le plan religieux, la Cisjordanie est, selon le récit juif, le théâtre principal de l’histoire biblique : c’est là que vécurent les prophètes du peuple, que se déroulèrent ses guerres, ses lieux saints et les vestiges des batailles bibliques où le « peuple élu » aurait massacré ses ennemis impies, obtenant ainsi la faveur du « Seigneur des armées », insatiable du sang de ses ennemis.

Enfin, il existe une problématique géographique dont souffre Israël : la quasi-totalité de sa population est concentrée sur une étroite bande de territoire, aisément exposée à des bombardements et à des sièges, à savoir la région du Grand Tel-Aviv. Israël doit donc redistribuer sa population et ses bases militaires, conformément à la logique de « dispersion des cibles », au lieu de les concentrer sur une frange côtière exiguë. Tous ces éléments font de la Cisjordanie un enjeu stratégique vital, auquel Israël ne saurait renoncer.

La solution pour Israël est de déplacer les Palestiniens et de vider la région de sa population. À cette fin, Israël met en œuvre une panoplie complète d’outils de purification ethnique, dont le premier est la politique de siège et d’appauvrissement : il s’agit d’isoler les agglomérations palestiniennes les unes des autres par des barrages efficaces, d’organiser la paupérisation en entravant le travail, en épuisant les gens aux checkpoints, en détruisant les marchandises, en augmentant les coûts de transport, en frappant une économie fondée sur la mobilité et le petit commerce.

Le second volet est celui des colons et de la colonisation. Ces dernières années, les colons se sont passés du statut de simples habitants à celui de milices paramilitaires, armées des technologies les plus avancées et bénéficiant d’un entraînement poussé, afin de réprimer les Palestiniens et de semer la terreur autour de leurs villages, les poussant à l’exil et continuant ainsi à vider les zones rurales de leurs habitants.

Quant aux camps de réfugiés, la question est d’une autre nature. Les camps ont toujours joué, dans l’imaginaire collectif palestinien, le rôle de « camp militaire » et de terrain d’entraînement : ses habitants, des réfugiés broyés et opprimés, chassés de leur paradis perdu, luttent pour y retourner. Les camps ont porté le poids du combat militaire et organisationnel lors des première et seconde Intifadas, ainsi que ces dernières années, car ils demeurent le réservoir de la colère, de la douleur et de l’humiliation, car leur jeunesse est rebelle et insoumise. Israël a donc jugé nécessaire d’opérer un changement géographique et démographique, d’effacer la population et l’urbanisme, afin d’éviter toute résurgence future des camps.

Comme nous l’avons mentionné, Israël projette d’annexer la Cisjordanie, une question existentielle à ses yeux, et il lui faut donc que cette région soit pacifiée, attrayante pour les nouveaux habitants, venus réaliser la promesse de sécurité et de prospérité sur le sang des Palestiniens et les ruines de leurs maisons.

Nous avons observé que l’Autorité palestinienne collabore activement à réprimer toute résistance dans les camps, de manière systématique. Quelle est la position des Palestiniens à l’égard de l’Autorité palestinienne ? Que représente-t-elle réellement aujourd’hui en termes de « pouvoir » ?

Dans ce contexte, le rôle de l’Autorité en tant qu’entité fonctionnelle au service d’Israël est évident. L’Autorité ne dispose ni de projet politique, ni de vision à long terme. Ses dirigeants s’emploient uniquement à assurer leur survie politique, laquelle dépend du bon vouloir de l’occupant et de la réalisation de ses objectifs. L’Autorité considère que son adversaire idéologique est le mouvement Hamas, tandis qu’elle se soumet entièrement aux injonctions israéliennes.

L’Autorité palestinienne incarne le cas classique de ce que l’on nomme un « gouvernement sandwich, c’est-à-dire un gouvernement qui se forme sous l’occupation et se trouve entre l’occupant et le peuple, un peu comme un sandwich : au-dessus, l’occupant qui lui donne les pouvoirs pour servir ses intérêts, et en dessous, le peuple qui lui donne les pouvoirs pour réaliser son rêve de stabilité et d’indépendance.

Avec le temps, le conflit d’intérêts entre l’occupant et le peuple s’accentue, chacun rognant sur les prérogatives du gouvernement. Au final, l’Autorité née sous occupation doit choisir : rejoindre l’occupant ou le peuple, sans possibilité de neutralité.

L’Autorité palestinienne a choisi de se ranger du côté de l’occupant, et l’opinion publique palestinienne la considère désormais comme une composante organique de l’occupation, notamment après les événements de Jénine et dans plusieurs camps, la traque, l’arrestation et la torture des combattants des factions.

À mon sens, tôt ou tard, le peuple sera contraint de se passer de l’Autorité, car celle-ci est incapable de le protéger et l’empêche de se défendre lui-même. La Cisjordanie est au bord d’une éruption volcanique majeure, qui opposera la société palestinienne aux colons, dans une lutte pour la survie. Mais, avant cela, il pourrait y avoir un soulèvement populaire visant d’abord l’Autorité, en raison de son impuissance, de sa corruption et de son incapacité à faire face à la réalité.

Dans un tel contexte, comment la résistance s’exprime-t-elle aujourd’hui ? Un soutien des pacifistes israéliens reste-t-il possible dans la situation actuelle ?

Le comportement humain est indivisible. Lorsqu’un individu est violent et sanguinaire et que tout son comportement est fondé sur la violence envers une cause, il ne peut être pacifique envers d’autres causes ou d’autres adversaires. Ces dernières années, les écoles religieuses ont inculqué aux colons une éducation belliqueuse, violente et agressive envers les Arabes, fondée sur leur épuration ethnique. Leur comportement envers les Palestiniens n’est que violence. La violence est devenue partie intégrante de leur quotidien. Ainsi, ils considèrent la gauche israélienne comme un ennemi, un traître à traiter avec la plus grande brutalité. Les colons sont désormais au-dessus des lois, et toute leur interaction repose sur la violence, la répression et la justice expéditive.

Ils traitent leurs adversaires politiques voire l’armée avec la même violence et la même cruauté, et il est à prévoir que leur violence s’étende à d’autres secteurs de la société israélienne : elle visera la gauche, les laïcs, qualifiés de « traîtres et d’infidèles », les Arabes citoyens d’Israël, et même l’armée, sous prétexte qu’elle les empêche de coloniser la « terre promise ».

L’histoire nous a appris que la haine, la violence et la cruauté sont indivisibles. Celui qui se considère comme la main de Dieu, son glaive pour accomplir des prophéties religieuses, usera de cette main et de ce glaive pour réprimer, opprimer et combattre quiconque s’oppose à lui, persuadé de détenir la vérité absolue.

Dans plusieurs pays, notamment européens, beaucoup pensent que la solution réside dans la reconnaissance de l’État de Palestine – certains par conviction, d’autres n’y voyant qu’une garantie de « sécurité pour Israël »-, tout en défendant le droit du peuple palestinien à l’autodétermination. Quel regard portent les habitants de la Cisjordanie sur cet objectif et sur ceux qui prétendent parler en leur nom ?

La revendication de la solution à deux États s’apparente à la situation d’un voleur qui s’empare de votre argent et de tous vos biens, puis vous en restitue une partie à condition que vous renonciez au reste, lequel deviendrait alors son droit légitime. Un voleur demeure un voleur, et l’argent dérobé reste volé, même si le monde entier, sauf ses véritables propriétaires, en reconnaissait la légitimité. Tout au long de l’histoire, des puissances occupantes ont tenté de marchander avec les peuples opprimés, leur proposant une infime portion de leurs droits en échange de l’abandon de l’ensemble de ceux-ci. Cela n’a jamais abouti, et même si certains Palestiniens y consentaient, Israël ne souhaite pas la présence des Palestiniens sur cette terre. Israël veut un conflit à somme nulle, l’anéantissement total des Palestiniens.

Quant à l’avenir, il n’offre à Israël que deux perspectives : soit elle dépérit et finit par conclure un accord juste avec les Palestiniens, à l’instar de ce qui advint en Afrique du Sud à la chute du régime raciste de l’apartheid, soit elle persiste dans son arrogance et sa tyrannie, s’exposant alors à la colère des Arabes et des musulmans, une fois ces derniers révoltés contre les régimes despotiques et à la faveur de l’érosion du soutien occidental, déjà bien entamée.

Comment percevez-vous la situation du peuple palestinien à l’issue de la guerre de Gaza, sur le plan politique, tant à Gaza, qu’en Cisjordanie, à Jérusalem et dans les territoires de 1948 ? Sommes-nous à l’aube d’une renaissance nationale, ou bien face à une ère de découragement, de recul et de défaite ?

Ce qui a débuté le 7 octobre se prolongera durant de longues années. Israël va devoir faire face à une série de conflits dans lesquels elle dépensera plus de ressources qu’il n’en a et qui seront des plus sanglants et des plus brutaux. Israël demeurera embourbée dans le marécage de Gaza pour de nombreuses années, tentant de vider et de pacifier la bande de Gaza, et elle s’engagera dans une confrontation violente, sanglante et prolongée en Cisjordanie. La guerre au Liban reprendra, car Israël entend éradiquer totalement le Hezbollah, qui refuse de remettre ses armes à l’État, Israël estimant que le sud du Liban doit tomber sous son influence exclusive. Ainsi, la prochaine confrontation n’est qu’une question de temps. D’autres affrontements sont à prévoir avec l’Iran, la guerre entre les deux parties étant désormais ouverte, chacun se montrant plus audacieux dans ses attaques contre l’autre. Selon un rapport du Pentagone, les dégâts infligés aux installations nucléaires iraniennes ont fait reculer le programme de deux ans, ce qui, en d’autres termes, n’a pas causé de préjudice décisif, mais a plutôt incité les Iraniens à acquérir l’arme nucléaire.

Les Palestiniens ne seront pas vaincus, car ils font preuve d’une patience, d’une résilience et d’une capacité d’endurance supérieures à celles de la société israélienne impérialiste et privilégiée, mais ils paieront un prix extrêmement élevé dans les années à venir.

Entrevoyez-vous un espoir de voir les travailleurs palestiniens retourner à leurs emplois dans les territoires de 1948 après la guerre, sous ce gouvernement raciste ?

En ce qui est des travailleurs palestiniens, je ne prévois pas de retour prochain, car l’incitation à la haine contre les Palestiniens a atteint des proportions colossales, et la société israélienne ne tolère plus la présence de « l’ennemi » palestinien à proximité de ses foyers et quartiers. Psychologiquement et émotionnellement, nous sommes revenus, Israël et nous, à la situation de 1948, ce qui signifie un refus mutuel d’acceptation entre les deux sociétés.

Un autre point crucial est que la droite israélienne adopte une politique de siège et d’appauvrissement. Selon elle, ce qui a ancré les Palestiniens sur leur terre, c’est la relative prospérité économique qu’ils ont connue grâce au travail en Israël. Il s’agit donc de les appauvrir méthodiquement en les privant d’emploi. Et s’ils devaient revenir, ce serait sous des conditions de sécurité draconiennes et des exigences humiliantes, insupportables.

Souhaitez-vous adresser un message à nos lecteurs, ainsi qu’aux foules qui descendent dans la rue en solidarité avec Gaza et la Palestine ?

Oui, assurément. J’adresse mes salutations aux hommes et femmes libres du monde, aux manifestants et aux voix qui s’élèvent sur les places publiques, à ceux dont l’humanité ne saurait tolérer le génocide, le meurtre et l’absence d’humanité.

Je dis à mes camarades révolutionnaires que votre révolte est le cri de l’humanité face à la tyrannie, le cri de l’humanité face à la voracité sanguinaire et barbare du capitalisme. Lorsque vous descendez dans la rue, vous ne défendez pas seulement Gaza et les opprimés de Palestine, vous luttez pour vos foyers, vos enfants, votre existence humaine.

Vous combattez dans les rues contre la férocité du capitalisme sauvage et sanguinaire. La victoire d’Israël serait celle de la tyrannie universelle. Vous luttez pour préserver ce qui subsiste d’humanité, que les faibles et les opprimés ont reniée. La victoire de la tyrannie capitaliste occidentale, israélienne et américaine, signifierait l’asservissement des peuples pour des siècles à venir.

Combattez dans les rues, combattez sur les places, luttez pour vos enfants et votre humanité. Soyez audacieux, radicaux, même féroces, car cette tyrannie capitaliste criminelle s’est armée de technologie, d’argent, de médias, d’armes et de politique, mais nous, nous sommes armés de notre humanité. Je vois l’Occident sauvage reculer et être défait, c’est pourquoi il est effrayé, violent et agité. Poursuivez votre colère, hommes et femmes libres. Oui, mettez-vous en colère. Mettez-vous en colère, heureux sont ceux qui se mettent en colère, ceux qui peuvent crier dans les rues, jusqu’à briser les cornes de nos oppresseurs.