Une Histoire hors du Commun : Le Bund

C’est l’histoire de ce qu’il convient d‘appeler le Parti Ouvrier Juif. Ceci a déjà été traité par mon ami et camarade Jean-Marc Schiappa dans le numéro de l’Idée libre « Israël versus Palestine ». Cet article se veut être un autre éclairage, un diamant a toujours plusieurs facettes.

Par Christian Eyschen
Publié le 27 décembre 2022
Temps de lecture : 10 minutes

Il s’agit d’une doctrine politique qui s’est apparenté au Menchevisme. Le Bund n’a jamais été « bolchevique », loin s’en faut, mais un menchevisme un peu plus conséquent, beaucoup plus conséquent que celui que l’on a connu en Russie. Il s’agit aussi de la classe ouvrière juive qui va s’émanciper constamment de la « judaïcité » dans laquelle voulaient l’enfermer la religion juive et les sionistes. Il s’agit d’un mouvement profondément laïque qui va séculariser en profondeur le Judaïsme. Il s’agit d’un syndicalisme puissant de lutte de classes dans la « communauté juive ». Mais il s’agit avant tout d’une langue, le Yiddish, sans laquelle il n’aurait pu exister. Il y avait à l’époque 10 millions de locuteurs de cette langue. Il était aussi attaché au monde Ashkénaze, se refusant pratiquement de s’ouvrir aux Sépharades d’Amsterdam et de Grèce.

La question nationale

Il a aussi un territoire, l’Est de l’Europe, la Russie, la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine principalement. Il essaimera partout dans le monde mais restera profondément ancré à l’Est. Il combat pour la libération du prolétariat juif sur place, ni dans l’immigration, ni en Palestine. Le bonheur est à conquérir « Ici et maintenant ». Il s’opposera toujours au sionisme.

Le libre penseur Bernard Lecache, qui n’était pas bundiste, le formulera aussi. Revendiquer un territoire particulier pour le peuple juif, c’est lui interdire d’être bien chez lui partout dans le monde. C’est l’assigner à résidence. Et une assignation à résidence est toujours une prison.

Bernard Lecache a été un partisan du bolchevisme, puis Franc-Maçon, fondateur de la Ligue internationale contre les pogroms, qui deviendra la LICA, puis la LICRA en s’élargissant à la lutte contre le racisme.

Le Bund a toujours été confronté à trois positions possibles sur la question nationale du peuple Juif : l’assimilation, le nationalisme ou une troisième voie intermédiaire, le « neutralisme ».

Le nationalisme était une négation de l’Internationalisme, l’assimilation était la disparition pure et simple de la judaïcité, outre le fait que dans certaines villes, des quartiers entiers étaient Juifs, rendant l’assimilation peu propice. Le « neutralisme » était fondé sur le principe : « chaque groupe donné peut résoudre le problème national suivant sa propre voie » selon Vladimir Medem, le grand théoricien et leader du Bund. C’était la position des Marxistes Austro-Hongrois (Karl Kautsky). Ce qui ne voulait pas dire grand-chose.

Est-ce qu’un peuple est défini par deux critères : un territoire et une langue, comme certains le disait à l’époque ? L’Histoire a montré que c’était bien plus compliqué et que c’était deux conditions ni nécessaires, ni suffisantes. Un peuple peut temporairement ne pas avoir, du fait de la Diaspora (comme pour les Arméniens ou les Palestiniens), « son » territoire, ou être éclaté sur plusieurs. La Suisse est une Nation où l’on parle plusieurs langues. À l’épreuve du pouvoir après 1917, Lénine étudiera avec soin cette question et sera, contrairement au Commissaire aux Nationalités Joseph Staline, un véritable partisan du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Pour Staline : « La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économie et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture ». Avec de tels critères, la reconnaissance des droits du peuple Juif n’avait aucune chance de voir le jour.

Cela ramène à l’interrogation perpétuelle : qu’est-ce qu’un peuple, qu’est-ce qu’une nation ? Je n’ai jamais trouvé mieux comme réponse que celle d’Ernest Renan : un plébiscite de tous les jours, c’est-à-dire la volonté d’en être une. Le débat est quand, comment, où ? Le peuple juif n’existe pas en France, cela serait un non-sens d’affirmer une telle ineptie. Y avait-il un peuple juif dans l’Est de l’Europe et en Russie au temps du Bund ? Incontestablement oui.

Globalement, qu’est-ce que le peuple juif ? Une religion, mais il y a des Juifs athées. Le Judaïsme, à mon sens, est une culture qui a plusieurs dimensions, dont une religieuse pour ceux qui la veulent et la pratiquent, mais qui ne s’y réduit pas. Pour prendre un autre exemple éclairant. On dit souvent que Saül de Tarse, plus connu sous le sobriquet de « saint-Paul » était de religion juive et de culture grecque.

On peut penser que, dans ce cas, le peuple juif existe quand il est réprimé. C’est l’oppression et sa volonté d’émancipation qui le constitue. Raymond Queneau, dans son Traité des Vertus démocratiques, définissait la liberté comme ceci : « elle n’a de sens que lorsqu’on en est privé ». Paradoxe des paradoxes, sans doute, mais n’oublions pas que c’est la guerre qui a fondé, comme Nations, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande.

Une histoire écrite avec le sang et avec beaucoup d’émotions

Celui qui n’a pas un tendre sentiment pour le Bund, son Histoire, ses militants n’a pas de cœur.

Le Bund est avant tout une recherche permanente. Durant toute son existence (1897-1947), avec beaucoup de hauts et énormément de bas, il a gravé une histoire, une fierté, un internationalisme permanent.

Il a ses rites, ses serments, ses drapeaux rouges, son chant, L’Internationale. Sa « fête nationale » est le 1er mai (An ershter-May Akadèmiè) qu’il honorera toujours, même dans les pires conditions, dans les pogroms et même dans l’insurrection du Ghetto de Varsovie en 1943. Il est à noter que le Bund refusera catégoriquement de présider le Judenräte du Ghetto de Varsovie au risque de la vie de ses responsables. D’autres n’auront pas ce courage à l’UGIF en France, notamment. Il est aussi à noter que la Résistance polonaise n’a guère aidé les combattants Juifs du Ghetto de Varsovie lors de son insurrection, mais que les rares survivants de celui-ci en 1943, combattirent en 1944 dans l’insurrection de la ville contre les nazis.

L’abominable et barbare holocauste de six millions de Juifs en Europe, sur une grande partie du territoire où agissait le Bund, sera utilisé pour créer l’Etat d’Israël, état théocratique et oppresseur qui liquidera la base d’existence du Bund. Le Bund fut la victime sacrifiée sur l’autel du nazisme, du stalinisme et du sionisme. Il y eut une victime et beaucoup d’assassins.

Le Bund est avant tout socialiste et partisan du socialisme dit démocratique.

Il ne rejoindra jamais le Bolchevisme après Octobre 1917, même si nombre de ses membres le feront, attirés par la Lueur de Février qui deviendra la Lumière d’Octobre. Il refusera ce qu’il considéra comme le « Coup d’Etat des Bolchéviques » qu’il assimilera au Blanquisme et surtout après les crimes du stalinisme, dont il fut une victime permanente.

La Révolution d’Octobre 1917 disloqua le Bund. Il se posa véritablement un moment la question de rejoindre l’Internationale communiste, mais une majorité s’y refusa. Le Bund rejoignit la Deuxième internationale, « sa vraie maison » et refusa même la IIe Internationale et demie. Comme partout à l’époque, le mouvement ouvrier se scinda et le Bund n’échappa pas à des fractures, scissions et départs.

Ses fondateurs avaient été formés à l’école de Plekhanov, Axelrod, Ignatiev et Vera Zassoulitch qui refusaient le terrorisme individuel et se tournaient vers le marxisme. Le Bund les suivit ensuite dans leurs critiques contre les Bolcheviques. C’était fondamentalement un parti centriste naviguant entre différents écueils qu’il n’était pas facile de concilier.

À ses débuts, il fut partie prenante de la Social-démocratie russe, comme une section à part entière. Trois de ses membres siégeaient au Comité central du POSDR. Jean-Marc Schiappa, dans l’Idée libre, rappelle que dans les conflits entre Bolchéviques et Menchéviques, le Bund était plutôt du côté des seconds que des premiers. Mais, ironie de l’Histoire, c’est leur départ au Congrès du POSDR en 1903, le fameux congrès, qui donna la majorité aux partisans de Lénine, Majoritaires donnera en russe, Bolcheviks et Minoritaires, Mencheviks. Les voies de la Révolution sont aussi parfois, comme celles du « Seigneur », impénétrables !

La base sociale du Bund est d’abord et avant tout le syndicalisme et la pratique de la lutte des classes. Il ne pratiquera jamais l’union sacrée avec le patronat juif, grand ou petit dans la collaboration de classe.

Il constitua des caisses de solidarité ouvrière, refusa le paternalisme patronal, combattit les traditions religieuses qui interdisait le travail lors du shabbat, ce qui divisait le prolétariat entre juifs et non-juifs. La lutte des classes sécularisait la religion.

La Doctrine sociale du Judaïsme n’avait rien à envier à celle de l’Eglise catholique. Les Rabbins étaient régulièrement appelés à la rescousse pour condamner les syndicalistes juifs au profit des patrons juifs. C’était la même doctrine de soumission à l’ordre établi et à la répression.

L’organisation du prolétariat juif entraina aussi celle du patronat juif qui tenta à plusieurs reprises de fonder une organisation d’employeurs. Ils utilisèrent souvent les travailleurs non-juifs pour casser les mouvements de grève des ouvriers juifs, refusant de céder à leurs revendications pour essayer de sortir la tête hors de l’eau de leur grande misère. La solidarité de classe des patrons liquidait aussi la religion, d‘une certaine façon.

Le Groupe social-démocrate de Vilna (Bundiste) publia un Manifeste Der Shtot-Maggid dans lequel il proclamait que la collaboration entre les classes sociales chez les Juifs était impossible, et la lutte des classes une réalité : « Le peuple Juif est divisé en deux classes dont l’hostilité est si grande que même la sainteté du Temple ne peut l’arrêter ». Et, en conclusion, le Manifeste affirmait sa solidarité de classe avec les ouvriers russes, polonais et lituaniens.

Le syndicalisme juif contre la religion

Henri Minczele explique : « Le Bund, sans aller jusqu’à la provocation comme les Anarchistes qui à New-York ou à Londres organisaient des banquets à Yom Kippour ou poussaient des charrettes avec des quartiers de viande de porc dans les rues, mettait en garde les travailleurs contre les rabbins. Il créa à son tour un rituel, une morale laïque. « Le Parti était un Temple et ceux qui servaient le socialisme devaient avoir les mains propres, les pensées claires, être sans tâche dans les relations entre eux ». Toutes les réunions secrètes des lectures du samedi, les célébrations clandestines du 1er Mai qui parfois prenaient l’allure de grand-messes, la commémoration des évènements historiques, les spectacles pour initiés, les bibliothèques où les étagères étaient emplies d’ouvrages de Plekhanov, Bernstein ou Marx au lieu des Torah, des Maimonide ou Joseph Caro, forgeaient un foyer, forgeaient un tout, où l’homme Juif n’était plus écrasé par la volonté divine, mais prenait conscience de sa propre valeur. »

Le Bund est aussi profondément lié à l’apprentissage et à la connaissance. Il sera dispenseur de savoirs, de connaissances et de culture. Il aura ses propres écoles, ses propres mouvements de jeunesse où les jeunes membres apprendront, selon l’heureuse formule de Fernand Pelloutier : « la science de leurs malheurs ».

On était bundiste de tradition familiale et tout au long de sa vie, en passant par toutes les étapes de cette vie. Le Bund arbitrait même les différents juridiques entre Juifs et nul ne contestait ses sentences.

Au moment de la Révolution russe de 1905, le Bund proclamait comme revendication : « La liberté totale de conscience, de parole, d’association, de grève, de la presse, la liberté religieuse ». À l’instar de l’authentique mouvement ouvrier, il inscrivait son combat dans la défense des libertés démocratiques, sociales, politiques dans un mouvement d’ensemble vers l’émancipation intégrale de l’Humanité.

En Pologne, il avait des relations avec le PPS, Parti ouvrier socialiste. Mais celui-ci contenait beaucoup d’antisémites et surtout de nationalistes quelque peu outranciers. Ainsi, Joseph Pilsudski déclarait : « Je suis monté dans un train dont la destination était le Socialisme, et je me suis arrêté à la station « Indépendance » ». Le Bund soutiendra un moment Pilsudski pour montrer qu’il était attaché à la défense d’une Pologne indépendante.

Le Bund était très influencé par les théories des Marxistes Austro-Hongrois, que reprendra en partie Jean Jaurès, qui voulaient concilier Internationalisme et Patriotisme. Il s’opposait à l’idée toute bourgeoise de l’assimilation qui voyait la bourgeoisie juive se fondre dans la classe capitaliste par l’intermédiaire souvent du luthérianisme (ce que fit aussi le père de Karl Marx).

Martin Luther avait repris au début l’idée de la Prédestination du peuple Elu et son modèle d’organisation de l’Eglise était le Judaïsme : pas de clergé, le Pasteur comme le Rabbin n’était pas un intercesseur entre Dieu et le Croyant qui « remettait » les péchés, mais un « sachant » qui guidait et conseillait. Il y avait aussi en commun le culte du Savoir et de la lecture du Livre. Luther avait fait traduire la Bible en langue vernaculaire, il est le véritable fondateur de la langue allemande, dont le Yiddish est une forme dérivée.

La répression fut toujours rude

Tout naturellement la politique du Bund ne pouvait qu’attirer la haine du Tsarisme et de tous les apprentis dictateurs. Devant le développement du syndicalisme juif, l’Okhrana (police politique du Tsarisme) emprunta les mêmes chemins que les polices politiques du monde entier. Elle infiltra, surveilla, tabassa, emprisonna et tua les leaders syndicaux juifs. Mais cela ne suffisait pas. Il lui fallait offrir une « alternative » à l’action des bundistes. L’Okhrana créa donc un mouvement ouvrier juif qui prit le nom de son fondateur, Sergueï Zoubatov, la Zoubatvchtchina.

Selon les ministres russes de la police et leur intérêt ou pas pour ces opérations de basse police, les fonds étaient donnés ou supprimés à leur guise et selon leur humeur du moment, avec une aide tout aussi fluctuante pour l’emprisonnement des militants du Bund pour « débarrasser le terrain ». Le Bund combattit fermement contre ce Golem et il lui porta la contradiction partout. Ce qui fit que la Zoubatvchtchina fut un échec, ne rassemblant pas plus de 4 000 membres au faîte de son action.

Tout naturellement, la répression, les pogroms, les assassinats débouchèrent sur une volonté du prolétariat juif de se défendre et la nécessité de ne pas se laisser tuer comme cela. Le Bund fut donc à l’origine de Groupes d’autodéfense contre la police, les milices patronales et leurs nervis, les antisémites, les Cent-Noirs qui diffusaient Les Protocoles des Sages de Sion, véritable propagande hitlérienne avant l’heure. Ils excellèrent dans cette tâche et plusieurs hauts faits d‘armes furent à leurs actifs. Ils furent les initiateurs d’une nouvelle forme de guérilla urbaine qui inspirera la Hagana ensuite en Palestine. Mais jamais, contrairement à la Hagana ou l’Irgoun, le Bund ne sombrera dans le terrorisme individuel ou dans les attentats.

Que restera-t-il de cette Histoire poignante et glorieuse ?

Le Bund va disparaitre en 1948 en Pologne par sa liquidation par le stalinisme et pas de manière douce. Alors qu’est-ce qui restera de cette magnifique histoire ? Comment ne pas avoir les poings serrés quand on sait que près de 2 000 Juifs furent lynchés et assassinés dans des pogroms entre 1944 et 1948 – avec la complicité des staliniens au pouvoir – dont certains revenaient des camps de la Mort.

Ce qui restera du Bund incontestablement et durablement, c’est l’Internationalisme des révolutionnaires Juifs. C’est sa marque de fabrique.

Dans le même numéro de l’Idée libre, je m’interrogeais sur le lien qu’il y avait entre la notion de « peuple élu » (religion) et le nombre d’internationalistes (culture) qui ont émergé dans le Judaïsme. La seule réponse qui m’a semblé cohérente réside dans le fait que le Judaïsme était avant tout une diaspora.

Mais aujourd’hui 80% de ceux qui se réclament du Judaïsme se concentrent aux Etats-Unis et dans l’Etat d’Israël. La base de l’internationalisme et sa raison d’être, risquent donc de disparaitre. C’est parce qu’il faut que se perpétue, envers et contre tout, l’Internationalisme qu’il faut toujours continuer à se pencher sur l’Histoire du Bund. L’Internationale et l’Internationalisme seront toujours l’avenir du monde.

L’ouvrage d’Henri Minczeles est indispensable pour cela, même si on peut ne pas partager toujours son hagiographie du Bund. C’est un livre indispensable à lire et à étudier.

Histoire général du Bund par Henri Minczeles – Editions l’Echappée – 476 pages – 22€

Di Shvue
Le Serment du Bund

Frères et sœurs, tourmentés, révoltés,
De par le monde dispersés,
Rassemblez-vous, la bannière attend.
Elle flotte, furieuse, maculée de sang,
À la vie, à la mort, prêtez serment !

Témoins, Le ciel et la terre entendrons,
Et la lueur des étoiles au firmament.
De larmes et de sang ce serment,
Nous jurons, nous jurons, nous jurons !

Au Bund, éternelles dévotion et loyauté,
Lui seul pourra nous libérer.
Haut la bannière empourprée,
Flotte, furieuse, maculée de sang.
À la vie, à la mort, prêtez serment !