Calomnies d’hier et d’aujourd’hui

En février 1991, au moment où la première guerre du Golfe se développait, le fondateur de notre journal, Pierre Lambert, a adressé une lettre ouverte à Jean Poperen, alors ministre délégué au sein du gouvernement Mitterrand-Rocard et membre de la direction du Parti socialiste.

Au 2e jour de l’invasion de l’Irak par l’armée US. Bombardements à Rafah par l’armée israélienne, après 4 mois et 10 jours de bombardements (Photos AFP).
Par Pierre Lambert
Publié le 16 février 2024
Temps de lecture : 4 minutes

Monsieur le Ministre délégué, c’est sans étonnement que j’ai pu lire dans Le Nouvel Observateur du 31 janvier 1991 les propos que vous avez tenus : « En 1945 déjà, les trotskystes expliquaient que l’on devait se sentir plus proche du national-socialisme que de l’impérialisme américain. »1Dans la rubrique du Nouvel Observateur, « Télégrammes », cette citation est précédée par un commentaire de Jean Poperen à propos de Julien Dray qui a milité à la Ligue communiste. Nos désaccords avec J. Dray, Mélenchon sont bien connus. Ils s’opposent à la guerre pour des raisons politiques qui sont les leurs. Les nôtres sont chaque semaine exposées dans Informations ouvrières. Bien entendu, nous sommes persuadés que la LCR rejette avec le même mépris les calomnies du ministre. M. Jean Poperen se déclare partisan d’un large débat. Il ouvre la discussion en qualifiant ceux qui sont en désaccord avec lui, avec ce qui se dit dans le PS, de : « saddamo-hitléro-trotskystes » ! Bel apôtre de la discussion libre que ce ministre délégué (Note de P. L.).

Avant d’être ministre délégué, et l’un des dirigeants les plus va-t-en-guerre du Parti socialiste, vous fûtes, si je ne me trompe, un « historien ». Historien d’un genre particulier, formé par une certaine école, cette école qui vous a conduit à dénoncer en février 1952, dans la revue du PCF Les Cahiers du communisme, « les subtilités de l’historiographie trotskyste », et à exiger que l’on suive « le conseil fraternel » d’un quelconque « historien soviétique » écrivant le Mauser du NKVD sur la tempe2Arme utilisée par la police politique de Staline (Ndlr)..

Dans ce même numéro, l’éditorial dénombre « tout ce que la terre compte de réactionnaires et de fascistes, les nazis allemands, Franco, de Gaulle, Tito ».

1952. Vous qui aujourd’hui ne cessez d’apporter votre soutien à la politique de l’État d’Israël, contre l’aspiration légitime du peuple palestinien à la nation, vous qui vous proclamez l’ami des juifs, dont plusieurs millions ont été exterminés par les nazis, vous, le va-t-en guerre qui appelez au génocide perpétré contre le peuple irakien par « les coalisés » sous l’ordre de Bush, n’ignorez pas que 1952, c’est l’année où Staline, conduisant alors une féroce campagne antisémite, prépare le procès des « blouses blanches », le procès des médecins juifs qui, sans la mort de Staline auraient été exterminés comme l’a été toute la génération des bolcheviks au cours des nombreux procès de la période d’avant-guerre.

Qu’avez-vous dit alors ? Rien. Vous vous êtes tu.

« Formé à l’école de la falsification stalinienne »

Vous êtes ministre délégué. Vous avez été historien, formé à l’école de la falsification stalinienne, vous avez été un cadre du PCF, vous approuviez ce que vous lisiez dans Les Cahiers du communisme de mai 1954 : « Le groupe trotskysant Union et le groupe trotskyste qui s’intitule Parti communiste internationaliste, Bleibtreu (alors membre du PCI – Ndlr) (…) Lambert, Renard, sont tous deux particulièrement chargés de saboter les luttes revendicatives des travailleurs (…). Les thèmes que le PCI développait pendant l’Occupation lorsqu’il engageait, au nom de l’internationalisme, à ne pas lutter contre la Wehrmacht hitlérienne. »

1946-1991. Quarante-cinq années ont passé, de l’eau a coulé sous les ponts. Le ministre délégué est resté fidèle à son passé stalinien, à ses maîtres tel Etienne Fajon qui écrivait en juin 1946 dans Les Cahiers du communisme : « Le trotskysme, un instrument du fascisme et de la réaction, au service de la Gestapo sous l’Occupation. »

L’erreur est humaine, encore que celle-ci a eu des conséquences monstrueuses. Mais il n’est nul besoin d’être un fin politique pour comprendre pourquoi vous reprenez aujourd’hui les calomnies staliniennes de 1946. Avant d’y consacrer quelques mots, fournissons quelques faits au ministre délégué que vous êtes.

Le combat des trotskystes sous l’Occupation

Jean Meichler, militant trotskyste depuis 1929, gérant de Unser Wort (organe allemand de la IVe  Internationale): arrêté le 3 juillet 1941, fusillé comme otage par les nazis le 6 septembre 1941.

Marcel Hic, mort en déportation en 1944 au camp de concentration de Dora. Marcel Hic, arrêté et torturé en octobre 1943, déporté avec d’autres militants trotskystes dont plusieurs ne survécurent pas. Les quinze membres du groupe de soldats allemands de la IVe Internationale, fusillés par la Gestapo. Celle-ci avait réussi à démanteler le groupe de la IVe Internationale de soldats allemands qui diffusait Arbeiter und Soldat (Ouvrier et Soldat).

Arbeiter und Soldat écrivait dans son numéro de septembre 1943, celui qui, diffusé dans les casernes allemandes, devait amener la féroce répression : « Nous voulons la défaite de notre classe capitaliste (…). Ces capitaines d’industrie et barons de la finance, les bonzes nazis et les généraux. Nous voulons leur défaite, nous préférons cela à leur victoire. »

Dans le numéro d’août 1943 : « Que feront les ouvriers allemands, les travailleurs allemands lors du solde global des comptes ? Il ne faudra pas que Hitler soit oublié ! ».

Arbeiter und Soldat a inscrit une page de gloire dans le dur combat du trotskysme, pour la fraternisation des ouvriers allemands en uniforme avec les travailleurs français contre le nazisme et Pétain. Cela, vous le savez, Monsieur le Ministre délégué, qui fûtes, je le crois, historien.

Massacres d’hier et d’aujourd’hui

Dans la nuit du 13 au 14 février 1945, après la conférence de Yalta qui avait réuni au début du mois le président américain Roosevelt, le Premier ministre britannique Churchill et Staline, le bombardement de Dresde faisait en une nuit 200 000 victimes. Une première vague de bombardements transformait la ville en un mur de feu visible à 100 km ; une deuxième vague empêchait que l’incendie soit maîtrisé et visait à couper la voie à ceux qui tentaient de fuir les flammes ; une troisième vague incendiait les quartiers encore intacts où tentaient de se réfugier les rescapés des deux premières vagues.

Hitler avait massacré des millions d’êtres humains, y compris plus d’un million de militants de partis ouvriers allemands, dans les camps de concentration. Churchill, qui avait salué la prise du pouvoir par Hitler en 1933, déclarait en 1945 : « Nous avons tué six ou sept millions d’Allemands, il y aura encore de la place pour quelques hommes. »

Le 2 février 1945, 25 000 habitants de Berlin tués sous 2 264 tonnes de bombes.

Dans la seule nuit du 16 au 17 janvier 1991, la première vague de l’aviation ennemie déversait 18 000 tonnes de bombes sur Bagdad.

Depuis la nuit du 16 au 17 janvier, jour et nuit, des dizaines de milliers de tonnes de bombes sèment la terreur, massacrent le peuple irakien. Elf-Aquitaine annonce des bénéfices « records ». Les compagnies pétrolières américaines, « des résultats flamboyants ». À la Bourse de Paris, dans un débat organisé par une société américaine, un des intervenants déclare : « De toute façon, il faut bien comprendre que dans une telle affaire [la guerre], nous défendons des principes et des intérêts pétroliers. »

Le Parti socialiste est travaillé par un profond malaise.

Le décalage est brutal entre le « socialisme » dont se réclame frauduleusement J. Poperen, la réalité des massacres en Irak, la politique d’austérité du gouvernement.

La guerre au nom de la défense des intérêts des compagnies pétrolières exige, des valets gouvernementaux, le mensonge, la censure, la calomnie.

Monsieur le Ministre délégué, vous étiez hier le soutien cynique du stalinisme. Vous êtes aujourd’hui l’écœurant valet de l’impérialisme.