« Refus d’obtempérer »
Réflexions en lisant La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, de Jean Nicolas (Editions du Seuil, 2002).
- Histoire, Tribune libre et opinions
Le 14 juillet 1789 vient de loin. Dans La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, l’historien Jean Nicolas établit une interminable liste de « rébellions » (8 500 ! L’auteur ne tient pas compte de quantité de « faits divers » qui mobilisent moins de cinquante « émeutiers »), rébellion contre l’« ordre » monarchique.
Les rapports des employés du roi, que l’auteur a scrupuleusement décortiqués, parlent de : « troubles », « tumultes », « désordre » voire « tapages », « bacchanales », « carillons » ou « mutineries ». Le mot « populace » désigne le plus souvent le peuple, par définition, « ignorant », « barbare », « brutal », et surtout, « séditieux », incapable de comprendre les bienfaits de la politique des « élites » … un peu comme les Gilets jaunes de notre époque.
Les « émeutes » jalonnent cette longue période de 128 ans.
Le vocabulaire des partisans de l’ordre monarchique d’avant 1789 recoupe, en partie, le vocabulaire des partisans du maintien de la Ve République, de la « stabilité » de « nos institutions », comme ils disent.
1661-1789, c’est aussi, déjà, l’époque de guerres presque permanentes (« cinquante-sept années de guerres entre 1661 et 1789 »). Les forces de l’« ordre » se livrent à de véritables « rafles » qui provoquent la résistance active des pauvres embrigadés pour la défense de dieu et du roi, ou l’inverse. « Les victimes sont conduites, enchaînées en des lieux secrets. »
Quelques recruteurs trop zélés y récoltent quelques bleus et bosses. Mince consolation. D’autres y laissent la vie. Comme l’écrit Le Monde, « les peuples sont injustes ».
Les législations liberticides s’accumulent mais produisent parfois encore plus de colère.
Un exemple parmi une multitude d’autres. En 1719, à Paris une sentence de police interdit aux compagnons cordonniers de s’« assembler en plus grand nombre de trois sous peine de fouet et d’être bannis de la ville ».
Le roi, sa cour, ses nobles et ses prêtres qui viennent à peine de remiser l’arsenal des tortionnaires de l’Inquisition, mais qui brûlent encore des « sorcières » (l’Eglise catholique s’acharne particulièrement sur les femmes, c’est de la faute à Eve) craignent comme la peste et peut-être plus encore, le rassemblement au grand jour des opprimés. Et surtout leurs tentatives d’organisation.
Ce n’est pas un hasard si la bourgeoisie révolutionnaire s’en est prise avec la loi Le Chapelier au droit de coalition. Jaurès dans son Histoire de la révolution française (dans le prolongement des réflexions de Marx) a étudié tout cela dans le détail. Les guesdistes, eux, n’y ont jamais rien compris.
C’est une caractéristique essentielle que les « émeutes » ne sont pas reliées entre elles. Mais pouvait-il à l’époque en être autrement?
La figure mythique du bon roi
Nous sommes loin du mythe d’une « France rassemblée et unie » derrière son roi, garant du respect des institutions, de l’ordre chrétien et des bonnes mœurs.
Nous sommes très loin du mythe d’un ordre corporatiste harmonieux où maîtres et valets, artisans, ouvriers et « employeurs » cohabitent gentiment, mangent à la même table, et communient, tous ensemble, chaque dimanche.
Aujourd’hui, ce ne sont pas les quelques résidus de chouans illuminés qui se rassemblent à Chiré tous les ans en septembre et communient dans l’indifférence générale qui posent problème; mais quand un président de la Ve République déclare fièrement : « Il manque à la France la figure d’un roi » (en 2018, dans une brochure de propagande intitulée Qu’est-ce que le macronisme ?), là, on peut quand même s’interroger.
La question des salaires, déjà
Si les artisans des villes ne constituent pas encore une classe consciente de ses intérêts particuliers, il n’empêche que la tendance à s’organiser pour de meilleurs salaires est bien réelle. Un intendant observe tout ceci avec inquiétude.
Dans un rapport au ministre Necker, il s’alarme : « Je n’ai pas besoin de vous détailler tout le tort qui peut résulter pour les manufactures de cette espèce de confédération que les ouvriers font entre eux pour mieux se rendre les maîtres absolus de ceux qui sont faits pour les commander. »
Il n’est pas possible dans le cadre de cette courte note de détailler les « conflits du travail » sur le salaire. Seulement quelques exemples.
Jean Nicolas note ceci : « Faute de paiement, calfats et charpentiers quittent l’ouvrage. A Nantes, pendant la guerre de sept ans, les charpentiers de marine, payés avec beaucoup de retard menacent d’abandonner le travail sur les chantiers où l’on construit des navires pour le compte du roi. »
A l’arsenal de Rochefort, les agents du roi déplorent des « troubles ». Même chose à l’arsenal de Lorient où « les ouvriers se soulèvent ».
A Brest, « les autorités du port expédient une soixante (d’ouvriers) pour casser le mouvement et courent après celui qui portait la parole dans les ateliers pour rendre la sédition générale ». Il y a toujours des meneurs qu’il convient de neutraliser.
« Grèves encore et pour des raisons similaires – les salaires – dans les armureries de Charleville, de Saint-Etienne… » A Paris, en 1723, « l’afflux des commandes de drap pour la troupe (…) incite les ouvriers couverturiers à se croiser les bras pour obtenir plus ». Des factieux !
Les grévistes ne sont pas patriotes pour deux sous. Les guerres royales sont ainsi sabotées.
Les famines
Lorsque les paiements ne sont pas effectués, ou avec retard, la conséquence est immédiate : c’est la famine. Le peuple crève de faim alors qu’à la Cour, les « élites », les parasites, s’empiffrent. Ce n’est pas la « frugalité » (si chère à M. Bergoglio et quelques autres) pour tout le monde! Cela se sait, de plus en plus… Les prêches du dimanche ne suffisent plus vraiment à alimenter la peur de l’enfer et la résignation.
A l’approche de 1789, la tendance, en partie inconsciente, à l’organisation s’affirme nettement. Les chapeliers semblent ouvrir la voie. « Les chapeliers bougent aussi à Rouen, à Paris, à Lyon et jusqu’à Bruxelles où parvient un appel à la solidarité fraternelle ». Un « meneur » note : « Les nouvelles circulent, car nos compagnons savent écrire, et les avantages acquis quelque part sont aussi revendiqués ailleurs. » L’instruction est le bien le plus précieux de l’exploité.
L’ « esprit d’insubordination »
Les partisans de l’« ordre, l’ordre, l’ordre », expriment leur inquiétude. On redoute l’ « esprit d’insubordination ». « Les apprentis et les garçons veulent se montrer indépendants ; ils manquent de respect au maître, le respect des règles anciennes est contre l’ordre. » Certains s’effraient d’ « une révolte secrète contre leur maître dont ils deviennent les censeurs, les ennemis ». Le secret n’est-il pas synonyme de complot, de conspiration, d’organisation inavouée? D’autres fustigent « des hommes ivres de leur future liberté ».
Pour conclure ce chapitre, Jean Nicolas cite ses propos révélateurs, sous forme de conseils aux « fabricants » de Lyon en 1784 : « Il faut maintenir les ouvriers dans un besoin continuel de travail, ne jamais oublier que le bas prix de la main-d’œuvre est non seulement avantageux par lui-même, mais qu’il le devient encore en rendant l’ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses mœurs et plus soumis à leur volonté ». Soumis. L’essentiel est dit. Pour soumettre, il faut réprimer.
La monarchie organise un recours massif à la délation : c’est le monitoire1Etienne de la Boétie : « Le tyran asservit ses sujets les uns par les autres »..
Les prêtres sont associés aux opérations de police. Ils exhortent les paroissiens à montrer du doigt les mauvais sujets; ce que dénoncera Voltaire par cette formule : « l’infâme métier de délateur ». Mais la délation généralisée, ça ne marche pas. L’auteur affirme : « Le climat général est à la résistance (…). Il y a un refus instinctif de la délation. »
Refus d’obtempérer !
Les répressions des « émeutes » provoquent inévitablement des réactions de défense, de légitime défense. De 1661 à 1789, les unes ne cessent d’alimenter les autres.
Jean Nicolas explique : « Ce genre d’incidents – le refus d’obtempérer – renvoie au bas de l’échelle sociale. » Ce sont les plus déshérités, ceux qui n’ont rien à perdre qui trinquent les premiers.
« A Paris, c’est le spectacle classique du miséreux qui refuse d’avancer quand les archers l’entraînent… » Souvent, les choses s’enveniment.
« Le mendiant ou la mendiante (que l’on ne peut tous cacher, ils sont trop nombreux) résiste, on le tire (mais on ne lui tire pas une balle dans la tête, on ne lui fracasse pas le crâne non plus ; du moins Jean Nicolas ne cite aucun cas de ce genre, peut-être parce qu’il n’y a pas eu de témoin), il résiste, s’agrippe aux jambes des gardes ou des passants, refuse de grimper dans le fiacre où on veut le pousser. » Là, les choses se corsent pour les forces de l’« ordre ».
« La foule s’agglutine, curieuse, finalement très disposée à soutenir la victime (…). Tout à coup, la police apparaît comme l’instrument d’une insupportable tyrannie. »
Comment pourrait-il en être autrement?
« La colère monte, les insultes jaillissent: misérable, jean-foutre, fripon, valet de bourreau ! etc. » Ce n’est pas le vocabulaire d’aujourd’hui, mais c’est le même esprit.
Selon les rapports de police, la foule parvient parfois à faciliter la fuite du « délinquant ».
Enfin, les femmes, « toujours présentes », participent à la fête : « Le haut s’associe au bas par les fenêtres ouvertes d’où pleuvent sur les archers, bûches, pots et autres projectiles solides ou liquides, parfois nauséabonds… » Il manque quand même les sifflets.
« Le peuple est routinier, prétendait Vauban, toute nouveauté l’épouvante ». Pourtant le 14 juillet 1789, il n’y a pas de « routine » quand la Bastille est prise d’assaut par des « émeutiers » et des « incendiaires » survoltés et que la révolte continue mais disloquée pendant plus d’un siècle, devient révolution.
Il reste bien d’autres Bastille.