Antisémitisme et antisionisme

Une contribution de Fred Kamerlinck, faite de rappels historiques, mais d'une brulante actualité.

Des réfugiés palestiniens, en Cisjordanie, en 1948 (Photo 12 via AFP)
Par Fred Kamerlinck
Publié le 8 novembre 2023
Temps de lecture : 6 minutes
Une confusion visant ceux qui s’opposent à la politique d’Israël

À l’initiative d’un sénateur LR Stéphane Le Rudulier, une proposition de loi visant à pénaliser l’antisionisme a été déposée le 10 octobre 2023. Ce sénateur s’était précédemment illustré en dénonçant « une cinquième colonne du terrorisme palestinien en France » et appelait à la dissolution de La France insoumise.

Outre que cette pénalisation représenterait un véritable délit d’opinion en interdisant toute critique à l’égard de la politique menée par Israël, elle entretient la confusion entre antisémitisme et antisionisme. Cette confusion et cette stigmatisation mise en œuvre par Macron et ses séides constituent une opération politique visant à apporter un « soutien inconditionnel » au gouvernement d’extrême-droite israélien de Netanyahou et à combattre tous ceux qui aujourd’hui agissent pour le cessez-le-feu en Palestine et en Israël et qui, au-delà, militent pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien.

D’emblée rappelons que l’antisémitisme, tout comme le racisme ou la xénophobie, n’ont pas leur place dans le mouvement ouvrier…

et nous pouvons faire nôtres les propos de Lénine en 1919 : « Honte à ceux qui sèment la haine contre les juifs (…). Seuls des gens complètement ignorants, complètement abrutis peuvent croire les mensonges et les calomnies déversées contre les Juifs. »

Et reprendre à notre compte la phrase de Jean Jaurès : « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité. »

Le raccourci qui consiste à considérer comme « antisémites » ceux qui vont émettre des critiques à l’égard de l’État d’Israël ou dénoncer la politique du gouvernement israélien en particulier à l’égard des Palestiniens est totalement injustifié…

Pétain contre l’héritage de la révolution française

Rappelons que ce sont les mouvements d’extrême droite, antirépublicains, catholiques, nationalistes qui, en France, ont exprimé un antisémitisme politique violent. Celui-ci culminera avec les dispositions prises par le gouvernement de collaboration de Pétain avec l’Allemagne nazie. Ces mesures sont mises en œuvre dès l’été 1940, quelques semaines à peine après la défaite française et l’instauration de l’État français et représenteront un antisémitisme d’État, administrativement et politiquement organisé et appliqué.

Cette politique antisémite du gouvernement collaborationniste de Pétain s’inscrivait complètement dans la haine de la Révolution française et le rejet de la République. C’est d’ailleurs la Révolution française qui a permis aux Juifs d’accéder à la pleine citoyenneté, en opposition avec les discriminations et les persécutions dont ils ont été victimes du Moyen-Âge jusqu’au dix-huitième siècle : le 27 septembre 1791, l’Assemblée constituante vote la loi qui accorde la pleine égalité des droits pour les Juifs et il faut donc retenir que c’est le processus révolutionnaire qui a permis cette émancipation des Juifs en France.

Après-guerre, une nouvelle dimension émotionnelle

Aujourd’hui, les héritiers de ces courants politiques antisémites, en particulier le RN ou Reconquête, font partie du chœur (qui va de l’extrême-droite au PS et au PC en passant par la macronie et LR) qui apporte un soutien inconditionnel à la politique guerrière du gouvernement d’extrême-droite israélien et dénonce virulemment les « islamo-gauchistes » qui se prononcent pour l’arrêt immédiat des combats et pour la reconnaissance des droits pour le peuple palestinien.

C’est un fait que, après la Shoah et l’extermination de six millions de juifs européens, la question juive a pris une dimension émotionnelle importante et c’est aussi un fait que certains politiques jouent aujourd’hui sur cette dimension pour, au nom du refus de l’antisémitisme, soutenir la politique de l’État d’Israël. Au lendemain de la Shoah, les thèses sionistes sont évidemment perçues différemment.

Une politique colonialiste à l’origine de l’État d’Israël…

Pour les Palestiniens, la proclamation de l’État d’Israël, c’est la Nakba (la catastrophe). Dès la première guerre de 1948-1949, le gouvernement israélien de Ben Gourion mène la terreur à l’égard des Palestiniens et organise leur expulsion de leurs terres historiques. Selon l’historien israélien Benny Morris, l’objectif du plan décidé par Ben Gourion en mars 1948 « était de nettoyer le territoire futur de l’État juif de toutes les forces hostiles ou potentiellement hostiles ». Ainsi les dirigeants d’un kibboutz (celui de Mishmar Haemek en Galilée), militants de l’Hachomaer Hatzaïr (sioniste socialiste), viennent voir Ben Gourion pour lui dire qu’ « il est impératif d’expulser les Arabes et de brûler leurs villages ».

… contestée en Israël même

En mai 1948, Aharon Cohen, un des dirigeants du Mapam (parti socialiste « marxisant » issu de la fusion de différents mouvements sionistes de gauche) affirme :

« Une expulsion délibérée des Arabes se déroule (…). D’autres peuvent se réjouir – moi en tant que socialiste, j’ai honte et je suis effrayé (…). En gagnant la guerre et en perdant la paix, l’État d’Israël (…) vivra sur son épée. »1Cités dans Le Péché originel d’Israël, de Dominique Vidal (Les édictions de l’atelier, 1988)

Et le ministre de l’Agriculture du jeune État, Aharon Zisling (également membre du Mapam), horrifié par la tournure des événements et la politique de destructions, d’expulsions et de massacres, fait une déclaration prémonitoire :

« Des centaines de milliers d’Arabes dépossédés (…) grandissent dans la haine et nous ferons la guerre à travers tout le Moyen-Orient (…). Ils porteront dans leur poitrine le désir de revanche, d’indemnisation et de retour. »

Et il précisera un peu plus tard :

« Ce qui est en cours blesse mon âme, celle de ma famille et celle de nous tous (…). Maintenant les Juifs aussi se conduisent comme des nazis et mon être entier est ébranlé. » 2Cités dans Le Péché originel d’Israël, de Dominique Vidal (Les édictions de l’atelier, 1988)

Pour le cessez-le-feu et la reconnaissance des droits du peuple palestinien

Les problèmes posés en 1948 se sont dramatiquement amplifiés. Les bombardements sur Gaza nous le démontrent hélas ! Le soutien à la politique guerrière et génocidaire du gouvernement israélien ne peut se camoufler derrière la condamnation de l’antisionisme comme avatar contemporain de l’antisémitisme. Au contraire, c’est au nom de la lutte contre l’antisémitisme, dans l’acception la plus large du mot, que l’on doit combattre pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien, ce qui, à l’instant présent, passe par la revendication urgente de cessez-le-feu immédiat, mot d’ordre repris jusqu’en Israël même.

Rappelons-nous les mots de l’écrivain palestinien Émile Habibi en 1996 : « Nous avons le droit d’exiger qu’on ne dissimule pas le passé, qu’on ne le falsifie pas. Notre peuple arabe palestinien a été, et est toujours, la principale victime de ce conflit sanglant. Il n’est pas possible de construire une paix durable sur l’inversion historique, en présentant la victime comme le bourreau, l’oppresseur et l’agresseur. »

 

Le sionisme et le mouvement socialiste juif

Le sionisme est souvent présenté comme une réponse à l’antisémitisme qui se développe en Europe au cours du XIXe siècle. C’est à la suite de l’affaire Dreyfus que Théodore Herzl (qui suivait l’événement pour un journal autrichien) publie en 1896 Der Judenstaat (L’État des Juifs) et organise en 1897 le premier congrès sioniste à Bâle (Suisse).

Si le projet sioniste trouve un écho auprès des gouvernements des puissances impérialistes, en particulier le gouvernement britannique qui hérite du mandat sur la Palestine avec la Première Guerre mondiale, il en va autrement parmi les populations juives d’Europe, surtout chez celles qui subissent le plus l’antisémitisme en Russie et en Europe centrale. Victimes des pogroms et des discriminations, de nombreux Juifs sont amenés à émigrer… vers le Nouveau Monde… plus que vers la Terre Promise : entre 1881 et 1925, plus de 3 millions et demi de Juifs quittent l’Europe orientale, 2 650 000 vont aux USA, 210 000 en Grande-Bretagne, 150 000 en Argentine, 100 000 en France… Et, dans le même temps, l’émigration vers la Palestine ne concerne qu’à peine 100 000 personnes, et encore faudrait-il distinguer ceux qui émigrent par adhésion au sionisme de ceux, certainement plus nombreux, qui fuient les persécutions.

La question sioniste est avant tout un débat qui, entre 1920 et 1940, va concerner essentiellement les communautés juives d’Europe centrale aspirant à l’émancipation nationale.

Ainsi un des dirigeants du Bund (l’Union générale des travailleurs juifs, parti politique juif socialiste et laïque qui a existé en Europe centrale et en Russie entre 1897 et 1949), Emmanuel Szerer, écrivait en 1930 dans un ouvrage intitulé Le Socialisme et le Sionisme que cette aspiration se confrontait sous deux formes : le nationalisme avec le sionisme et le socialisme.

Et Szerer constatait que « le rapport du prolétariat juif organisé est on ne peut plus clair et catégorique depuis longtemps : son immense majorité rejette toutes les conceptions sionistes, qu’elles soient ouvertement bourgeoises ou “socialistes”, en apparence ».

De son côté un autre bundiste, Wiktor Alter, dénonçait en 1928, dans un article intitulé Sur le mouvement socialiste juif, le sionisme de manière catégorique : « Le sionisme est devenu l’idéologie de la bourgeoisie réactionnaire juive qui lutte pour ses positions sociales. » Et Henryk Erlich, en polémiquant avec Vladimir Jabotinsky, le leader des sionistes révisionnistes (courant fascisant du sionisme), considérait le sionisme comme un nationalisme réactionnaire : « Non, nous ne sommes pas un peuple élu, et notre nationalisme juif est tout aussi laid, tout aussi honteux et possède la même inclination pour le débridement fasciste que le nationalisme de tous les autres peuples. »

Dans le conflit naissant entre Juifs et Arabes en Palestine au tournant des années 1930, c’est pour la population palestinienne que le Bund prend fait et cause.

Alors, face au débat actuel qui prétend que les antisionistes sont des antisémites cachés, les militants du Bund (qu’on ne peut pas taxer d’antisémitisme) avaient déjà répondu il y a 90 ans. De manière prémonitoire, Henryk Erlich écrivait en 1938 : « Le sionisme s’est transformé, au fil des ans, en un allié ouvert de notre ennemi juré : l’antisémitisme. Le sionisme a de fait toujours puisé sa substance dans les exactions contre la population juive et dans la réaction dans son ensemble. Au cours des quarante ans d’existence du sionisme, la règle suivante a toujours été en vigueur : plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse ; plus les choses vont mal pour les Juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. »