Jean-Marie Le Pen, un mort et pas mal d’orphelins…
1956, 1983, 2002 : ces trois dates charnières dans l'ascension du dirigeant d'extrême droite, décédé le 7 janvier, illustrent les soutiens, directs et indirects, dont il a bénéficié.
- Extrême droite, Histoire, Tribune libre
Que le capitalisme français soit, comme ses équivalents étrangers, prêt à faire le choix du fascisme n’est pas, ici, le sujet de la discussion.
Notons que les plus hautes autorités de la Macronie et pas seulement, ont salué Jean-Marie Le Pen comme un des leurs. Le deuil est bien commode pour ne pas rappeler qui était Le Pen, xénophobe, raciste, antisémite, anticommuniste, colonialiste, vichyste de politique, réactionnaire intégral. En toutes circonstances, il faut combattre les idées de Le Pen, comme l’a rappelé Jean-Luc Mélenchon.
Bien évidemment, l’ascension (« la résistible ascension », comme reprendre le titre d’un ouvrage récent de l’Institut La Boétie) du FN/RN est liée, d’abord, à la décomposition de la Ve République et à l’impasse des partis réactionnaires classiques. Mais il faut relever que, à trois moments charnières, c’est la direction du mouvement ouvrier officiel qui a rendu un signalé service à Jean-Marie Le Pen.
Né en 1928, Jean-Marie Le Pen n’est en 1954 qu’un nervi d’extrême droite comme beaucoup d’autres, adepte du coup de poing, notoirement lié à la pègre, essayant une carrière militaire (il s’est engagé en Indochine). C’est un aventurier et un déclassé comme beaucoup en France après la 2e Guerre mondiale qui vont au secours de l’empire colonial en lambeaux.
1956
Le premier tournant est son élection en 1956 comme député poujadiste, mouvement d’extrême droite, du nom de son leader Pierre Poujade, xénophobe, se présentant comme défenseur des petits commerçants. Contrairement à une légende tenace, ce n’est pas le député le plus jeune. Parce qu’il est connu dans la jeunesse de droite musclée, Pierre Poujade fait appel à lui (et le regrettera plus tard).
Le Pen ne doit pas son élection à ses mérites mais au suffrage proportionnel en vigueur à l’époque. En face, une coalition de gauche modérée (socialistes et divers groupements prétendus « démocratiques ») appuyée par le PCF. Son ambition déclarée est de mettre fin à la guerre d’Algérie qualifiée d’« imbécile et sans issue » par le dirigeant socialiste de l’époque Guy Mollet. Arrivée au pouvoir, que fit cette coalition ? L’inverse de ce pour quoi elle avait été élue.
Plus grave encore, pour « maintenir l’ordre », c’est-à-dire l’ordre colonial, les députés socialistes et communistes (et quelques autres, ne chicanons pas) confient les pleins pouvoirs à l’armée. L’armée et la police (et la justice) sont confondues. Tous les crimes furent possibles, systématiquement couverts et excusés par les ministres socialistes comme Max Lejeune ou Robert Lacoste. Les exécutions par guillotine de militants sont approuvées par François Mitterrand, Ministre de la Justice.
Insistons sur l’hypocrisie ambiante côté socialiste et communiste faisant référence à la discipline, à l’ignorance, à l’erreur passagère pour expliquer un tel vote. Tous les députés n’ont pas procédé ainsi. Un député communiste, Robert Ballanger, a voté contre les pleins pouvoirs et c’est à son honneur. Il ne fut pas suivi. Chacun est responsable de ses actes.
L’écrivain catholique François Mauriac peut écrire : « Qu’est-ce qu’un ministère socialiste ? Nous le savons aujourd’hui : c’est un ministère qui exécute les besognes que le pays ne souffrirait pas d’un gouvernement de droite ».
Le Pen est un député antiparlementaire dans un groupe parlementaire nombreux, lui-même dans un Parlement hostile. L’avenir n’est guère brillant ; il est même quelconque. Il faut sortir du rang. Comment ?
Page 110 de son livre La France est de retour, Le Pen explique : après l’envoi « du contingent en Algérie décidé par le gouvernement socialiste de Guy Mollet, j’avais voulu marquer… ma solidarité avec ces jeunes gens en m’engageant à leurs côtés ».
C’est la politique socialiste, flanquée des députés PCF, qui lui permet un tel coup de publicité.
Il sert au 1er REP, régiment de la Légion, fer de lance de la bataille d’Alger ; comme on le sait, c’est un des multiples tortionnaires de l’armée française à Alger. Les témoignages sont maintenant connus, sans parler des propres aveux de Le Pen. Question corollaire : qui a ordonné à l’armée de faire un travail de tortionnaire ? Les députés socialistes et communistes en lui donnant les pleins pouvoirs.
Après avoir brisé la population algéroise, l’armée défile le 14 juillet 1957 sur les Champs-Elysées. Avec à sa tête, le général Massu, le même qui, lors du coup d’État du 13 mai 1958, fait appel à de Gaulle. Là encore, qui a permis à l’armée de prétendre jouer un rôle politique ?
Réélu avec la vague « Algérie française » de 1958 (la décantation entre gaullistes et opposants de droit au gaullisme ne s’est pas encore faite), auréolé de son passé de parachutiste (grâce à qui ?) Le Pen est maintenant une des figures de l’extrême droite.
La responsabilité de la « gauche » est écrasante.
1983
De Gaulle et les partisans de l’Algérie française s’opposent et ces derniers sont marginalisés. Passons sur les années de vache maigre qui voit Le Pen être le directeur de campagne du candidat d’extrême droite Tixier-Vignancour, l’ancien avocat de Pétain, en 1965 et le cofondateur du Front national en 1972 aux côtés d’anciens Waffen SS.
S’il devient président du FN, là encore, c’est par défaut : il est le plus modéré, si on ose ainsi parler, des responsables. Les cadres d’extrême droite, les uns après les autres, se rallient à l’ordre notamment giscardien. La gamelle compte bien. En 1981, l’extrême droite ne peut présenter de candidat, faute de parrainages suffisants. Une fois de plus, c’est la « gauche officielle » qui va le tirer du néant.
Le « tournant de la rigueur » opéré par Mitterrand en 1983, terme habile pour justifier l’abandon des engagements pris par le candidat Mitterrand en 1981, démoralise la « gauche ». La droite risque de remporter les élections de 1986. Il faut la diviser. Par toutes sortes de manœuvres, incluant le passage à la télévision à des heures de grande écoute, le groupuscule qu’est à l’époque le Front National est systématiquement encouragé, mis en lumière, popularisé.
« François Mitterrand signe, le 22 juin, une réponse écrite à Jean-Marie Le Pen : « Il est regrettable que le congrès d’un parti soit ignoré par Radio-Télévision. […] Elle ne saurait méconnaître l’obligation de pluralisme qui lui incombe […]. L’incident que vous signalez ne devrait donc plus se reproduire. Mais d’ores déjà, je demande à Monsieur le Ministre de la Communication d’appeler l’attention des responsables des sociétés Radio-Télévision sur le manquement dont vous m’avez saisi » »1Cité in Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez, « La main droite de Dieu, Enquête sur François Mitterrand et l’extrême droite », Le Seuil, 1994, pp. 18 à 31 sur l’ensemble de la période.
Mitterrand met aussi en place un vote à la proportionnelle pour rogner au maximum la majorité de droite. Quand les résultats tombent, le 16 mars 1986, la droite a une très mince majorité et, de fait, est dans une situation de faiblesse. Le Front National fait son entrée au Parlement avec 35 députés. Mitterrand a tout fait pour favoriser Le Pen.
2002
En avril 2002, le premier ministre Lionel Jospin (socialiste) se présente aux élections présidentielles contre le président sortant Jacques Chirac. En cinq ans de « gauche plurielle » (nom de la coalition dirigée par le PS à l’époque avec le Parti Communiste Français et les Verts), le gouvernement Jospin est celui qui a le plus privatisé.
Présentant sa candidature, le 5 décembre 2001, Jospin parade : « Depuis quatre ans et demi, les chefs d’entreprise n’ont pas à se plaindre de ce gouvernement de gauche ».
La logique de la « gauche plurielle » est de multiplier les candidatures « à gauche » pour ratisser large et se désister au second tour avec le slogan « battre la droite » et Lionel Jospin, futur candidat unique. Les candidats surnuméraires sont Robert Hue (PCF), Olivier Besancenot (LCR, futur NPA), Noël Mamère (écologistes), Christiane Taubira (radicaux), Jean-Pierre Chevènement.
Le 17 avril 2002, Jospin dont le 2e prénom n’est pas Modeste, éclate de rire quand on évoque à la télévision l’hypothèse qu’il ne soit pas présent au second tour… Le 21 avril, patatras, c’est un taux d’abstention historique (28,4 %), plus particulièrement marquée dans les quartiers populaires (plus de 35 % en Seine-Saint-Denis, plus de 34 % à Vénissieux, par exemple).
Jean-Marie Le Pen obtient 16,86 % ; pour la première fois l’extrême droite française est au second tour d’un scrutin présidentiel. Jacques Chirac (19,88 %) est en tête des votes, et Lionel Jospin troisième (16,18 %). Ce dernier perd 2, 5 millions de voix en comparaison du premier tour des présidentielles de 1995. Il annonce se retirer de la vie politique mais appelle à voter Chirac contre Le Pen alors que sa politique et elle seule a désarçonné l’électorat populaire et permis l’ascension de Le Pen au 2e tour. Là encore, c’est la « gauche » officielle qui installe Le Pen.
Personne ne peut s’exonérer de ses responsabilités.