Une rencontre avec Annie Ernaux

Nous avons eu la chance de rencontrer Annie Ernaux, prix Nobel de littérature en 2022, qui nous a très chaleureusement accueillies chez elle le temps d’une discussion libre et riche d’enseignements. Elle a partagé avec nous son expérience de femme, d’écrivaine, de militante.

Annie Ernaux, lors de la cérémonie pour le prix Nobel de littérature en décembre 2022, à Stockholm, Suède (photo AFP).
Par la rédaction d’IO
Publié le 14 février 2025
Temps de lecture : 6 minutes

Nous publions cette semaine la première partie de notre entretien.

Vous avez signé une tribune sur la Palestine, que nous avions publiée, dans notre journal.

Annie Ernaux : Il est évident que la Palestine est au cœur de mes préoccupations. Exactement depuis 1967. Je crois qu’avant je n’en savais pas grand-chose, bizarrement. Je vais suivre tout ce qui se passe en Algérie. La guerre d’Algérie se déroule pendant ma jeunesse. J’ai quatorze ans, et lorsque la guerre se termine, j’en ai vingt-deux. C’est vraiment toute ma jeunesse… « L’Algérie, c’est la France » est ce que j’entendais autour de moi au début. Et puis, progressivement, j’ai réalisé. Et à dix-huit ans, c’est un retournement pour moi. J’ai considéré que la lutte du FLN était juste. J’étais pour l’indépendance de l’Algérie.

En 1967, la guerre des Six Jours éclate, je vois ce qui se passe. Je comprends. C’est effrayant. On voit la puissance de feu d’Israël, la violence. Et c’est un écrasement. À partir de cette période, je vais considérer qu’Israël se comporte, de fait, d’une manière totalement injuste. Je prends conscience qu’Israël agit comme si la Palestine est son territoire.

Au début des années 2000, c’est la construction du mur de séparation [entre Israël et les territoires occupés]. Vraiment je suis déchirée de toutes ces guerres qui sont menées depuis.

Le destin de la Palestine m’est apparu comme étant d’une grande violence. Cela devait être réglé. Ce n’est pas réglé.

Et avec les dernières déclarations de Trump, on dépasse l’imaginable ! Les réactions sont bien faibles. Bien faibles, oui !

Il y a une chape de plomb sur les médias et pas seulement…

Tout à fait.

Depuis le 7 octobre, il est très difficile, en France, de s’exprimer librement. Le mot génocide, on n’aurait pas le droit de l’employer.

La France est un des pays, avec l’Allemagne, qui est le plus pro-israélien, sans condition. C’est l’acceptation de « la loi du plus fort qui est toujours la meilleure », selon la formule de La Fontaine.

Bien sûr il y a des soutiens à la Palestine, mais ils sont ostracisés. Moi aussi, très fréquemment, mais qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? C’est un peu tard, pour qu’on puisse me faire changer d’avis ou me culpabiliser pour ce que je revendique !

Au printemps dernier, les étudiants se sont mobilisés sur leurs campus universitaires pour demander le cessez-le-feu avec la Palestine. Avez-vous un mot pour eux ?

Heureusement, heureusement qu’il y a des jeunes et des étudiants qui voient où est le juste et l’injuste et qui prennent la défense d’un peuple littéralement martyrisé. En ce moment, c’est terrible ! Les reportages qu’on a pu avoir sur Gaza sont insoutenables.

Quel est votre regard sur la situation aujourd’hui ?

Aujourd’hui, il y a une hypothèque : l’extrême droite n’a jamais été aussi puissante. Si je regarde en arrière : je suis née en 1940 pendant les bombardements. L’extrême droite s’est mise du côté de Pétain. Et puis pendant la guerre d’Algérie, il y a eu l’OAS. Je ne vais pas faire un cours d’histoire (rires). De Gaulle est longtemps resté au pouvoir, on se tromperait de dire que c’est l’extrême-droite.

Et puis, il y a une montée en puissance dans les années 90. La question c’est qu’en face, il n’y a pas eu grand-chose pour s’opposer. De mon point de vue il aurait fallu une union vraiment de gauche. Pas ce Parti socialiste qui récidive !

Encore cette semaine…

Oui, oui c’est cela ! Des sociaux-traîtres, il n’y a rien à faire, c’est comme ça qu’ils sont. Pour tous ceux qui veulent que les choses changent, la période peut sembler décourageante. Au moment de la dissolution, un front a été créé et puis il se dissout.

Il y a beaucoup de colère, elle est là qui gronde.

C’est vrai ! J’ai souvenir du grand mouvement des jeunes contre le CPE. Je me dis que cette révolte qui était sectorielle méritait quelque chose de moins sectoriel… puis, les Gilets jaunes, les retraites. Il y a des colères, mais il faut qu’il y ait une fédération des colères sinon ça ne marche pas. Je ne veux pas du tout être pessimiste en disant cela. Le responsable on le sait, c’est quand même bien Macron. J’ai toujours pensé qu’il ne finirait pas son mandat… 

Vous avez pensé qu’il démissionnerait ?

Je n’en savais rien, mais j’avais cette impression. C’est invraisemblable d’avoir dissous l’Assemblée. Il avait peut-être misé sur le fait qu’il allait en ressortir tout nouveau, tout beau ! C’est quand même lui qui a fait que l’extrême-droite a du pouvoir.

J’ai répondu à de nombreuses interviews depuis que Macron est au pouvoir. À chaque fois j’ai dit qu’il n’avait qu’un désir, selon moi, c’est d’être face à Marine Le Pen et que donc il faisait tout pour. C’est cela sa politique à mon sens.

Jeune femme, vous vous êtes engagée dans l’association Choisir de Gisèle Halimi. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Je remets dans le contexte du début des années 1970. Le Nouvel Observateur publie le « Manifeste des 343 salopes » – comme il a été appelé par dérision. Cela a fédéré les femmes – des hommes, un peu – des femmes qui n’étaient pas forcément engagées ailleurs politiquement. C’est ce que j’ai constaté.

J’étais professeur en collège, il y avait des femmes qui avaient des fonctions syndicales, cela a joué. Moi-même j’étais syndiquée. Et puis il y avait eu 68 quand même ! Beaucoup avaient été engagées, et cela a compté.

Les femmes qui se sont engagées pour cette cause féministe du droit à l’avortement et à la contraception, ne l’étaient pas forcément pour d’autres causes. Cet engagement a été très porteur pour moi.

À mon sens, quand il y a quelque chose à faire, on ne peut pas rester dans son coin. Quoi qu’on fasse, on fait partie de la société et avoir une position, ou prendre position, c’est devenu évident pour moi depuis l’âge de mes dix-huit ans. Je me souviens avoir participé à des réunions à Paris, mais depuis Annecy cela voulait dire 8 heures aller… ce n’était pas évident concrètement.

Et pour vous aujourd’hui ?

Mon engagement continue. Le MLF [Mouvement de libération des femmes] me paraissait un féminisme bourgeois. Oui clairement. Très axé sur le père bourgeois dominant. Cela ne correspondait pas à ma propre situation. Je ne m’y reconnaissais pas : dans la petite ville où je vivais avec mes parents qui tenaient un petit commerce, la grande majorité des femmes étaient ouvrières. Elles travaillaient, le plus souvent, elles s’occupaient de l’argent du foyer. Ce n’étaient pas des petites poupées dominées.

Elles tâchaient de faire face. Je ne me reconnaissais pas – ni aujourd’hui – dans un féminisme qui ignore les classes sociales, très bourgeois je trouve, contrairement à un féminisme intersectionnel qui prend en compte les différentes formes de domination et d’oppression,.

C’est à ce moment que j’ai écrit La Femme gelée, qui n’a eu à l’époque, il faut le dire, aucun succès (rires).

Un féminisme qui ignore les classes, pour moi, ça n’est pas possible : je veux dire ce ne sont pas les mêmes soucis, les mêmes contraintes qui pèsent sur une femme avocate par exemple ou prof qu’une femme qui est caissière au supermarché ou qui va faire des ménages ou une ouvrière. Ne pas en tenir compte n’est pas réel à mon sens.

Nous approchons de la date du 8 mars, journée internationale des femmes. Dans un contexte de guerres, qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je repense à André Breton1André Breton (1896-1966), artisan du Surréalisme, auteur du Manifeste du Surréalisme (1924). qui parle de ces femmes qui, pendant la Première Guerre mondiale, s’étaient rendues gare de l’Est pour tenter de bloquer les trains, car elles veulent empêcher leurs hommes de partir à la guerre ! Je me demande si cela se produit en Ukraine, je ne connais pas assez la situation… Il y a peut-être des mouvements, c’est important d’y être attentives. La guerre, domaine réservé des hommes et d’une certaine manière, de ces valeurs, des valeurs viriles.

Se battre contre la guerre est extrêmement important. Peut-être que la population française voit la guerre d’une manière lointaine. Elle ne la connaît plus. Il est certain que ceux qui, par exemple, ont mon âge et même plus, eh bien, sont les derniers à avoir connu la guerre d’Algérie et que pour eux, c’est une mémoire épouvantable pour tous ceux qui ont participé. Un traumatisme qui les suit depuis toujours. (à suivre)

Propos recueillis par Marie Boussel et Lou-Anne Constant

Annie Ernaux est née en 1940. Elle passe son enfance à Yvetot en Haute-Normandie. Ses parents sont ouvriers puis deviennent propriétaires d’un petit café-épicerie.

Elle devient professeure agrégée de Lettres modernes en 1971.

Elle publie son premier roman Les armoires vides trois ans plus tard. Puis, La femme gelée et La Place qui obtient le prix Renaudot.

Ses romans racontent son expérience individuelle et la mêlent à l’expérience historique, et sociale. Ses livres sont très lus, en particulier par la jeunesse. Il sont étudiés au lycée et sont au programme des classes préparatoires littéraires en 2023.

Elle obtient le prix Marguerite-Yourcenar en 2017 pour l’ensemble de son œuvre puis le prix Nobel de littérature en 2022.

Elle milite toute sa vie : pour la légalisation de l’avortement, pour la paix en Palestine et la libération de George Ibrahim Abdallah, contre la casse sociale…

Elle apporte notamment son soutient à Jean-Luc Mélenchon en 2022 lors des accords de la Nupes.

Nous avons publié récemment l’une des tribunes qu’elle a signées pour réclamer l’arrêt du génocide en Palestine (à retrouver sur le site infos-ouvrières.fr).