« 1911 : 5 ans après l’adoption de la Charte d’Amiens, syndicalistes, socialistes et anarchistes se rassemblent contre la guerre »
Cet article historique de Pascal Samouth vient d’être publié par l’union départementale FO de la Haute-Loire. Signataire de l’appel européen contre la guerre, Pascal Samouth est ancien secrétaire général de l'UD FO 43 et membre de la commission exécutive confédérale de la CGT-FO.
- Guerre, Histoire

Il revient à Benoît Kermoal, professeur d’histoire-géographie et doctorant à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), et également responsable du pôle « histoire sociale » du centre de recherche de l’UNSA-Education, le mérite d’avoir mis en lumière sur le site de la fondation Jean-Jaurès, liée au Parti socialiste, un fait historique peu connu dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il s’agit de la première manifestation de masse contre la guerre qui venait. Celle-ci eut lieu en 1911. Son étude, son déroulement ne manqueront pas d’intéresser tous les militants ouvriers, à quelque titre qu’ils agissent, dans les enseignements qui peuvent être dégagés au moment où le génocide du peuple palestinien se poursuit et où Trump enjoint tous les pays d’Europe à consacrer 5 % de leur produit intérieur brut aux dépenses militaires.
Que nous apprend son article ?
L’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopération de l’internationale ouvrière relate ainsi la manifestation contre la guerre du 24 septembre 1911 : « L’organisation du meeting de l’Aéro-Park permit aux prolétaires de voir côte à côte sur les murs de Paris et l’appel de la Fédération de la Seine et celui de l’Union des syndicats les conviant à une démonstration où participaient les orateurs des deux organisations. C’est la preuve, une fois de plus faite, que la classe ouvrière ne saurait diviser contre elle-même. »
La fédération de la Seine était celle de la toute jeune SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière, fondée en 1905, et l’Union des Syndicats est celle de la CGT, regroupant à l’époque toutes les tendances ouvrières.
1911, c’est 5 ans après le congrès de la CGT qui a adopté la célèbre Charte d’Amiens, laquelle établit les principes de l’indépendance du syndicat vis-à-vis des partis politiques et la grève générale comme moyen d’action pour parvenir « à la disparition du salariat et du patronat ».
Cette motion a été adoptée à la quasi-unanimité des délégués (830 pour – 9 contre et 1 abstention), qu’ils se reconnaissent dans telle ou telle tendance du socialisme ou de l’anarchisme. Si elle affirme que les « organisations confédérées » n’ont pas « à se préoccuper des partis et des sectes », elle rajoute que ceux-ci peuvent « en dehors et à côté, poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale ». Et c’est précisément côte à côte que le meeting du 24 septembre 1911 eut lieu.
Cette action commune de l’organisation syndicale, avec les socialistes et les anarchistes, était rendue nécessaire par la situation. Depuis le début du XXe siècle, la France et l’Allemagne s’opposent pour le contrôle du Maroc, encore sans tutelle coloniale. En 1911, l’Allemagne envoie une canonnière, à Fès, face à la France qui a envoyé des troupes au Maroc. Le « coup d’Agadir » participe à l’escalade des tensions politiques et militaires qui rend tangible le risque d’une guerre mondiale. L’Internationale socialiste s’est prononcée dans ses deux derniers congrès pour la paix mais le risque d’embrasement provoque de puissantes mobilisations ouvrières.
En Allemagne, ce sont 100 000 manifestants à Berlin. En Espagne, l’UGT et la CNT appellent à la grève générale pour les revendications ouvrières et contre l’envoi de réservistes au Maroc. Celle-ci prend une tournure insurrectionnelle dans la région de Valence avec une sévère répression. En Grande Bretagne et en Irlande, c’est « la grande fièvre » qui gagne tous les centres ouvriers, avec des grèves massives, souvent sauvages et contrôlées par des comités de grève, dans les principales professions : mines, ports, chemins de fer, industrie, construction…
C’est donc cette vague montante qui amène la CGT, la SFIO, à laquelle s’est jointe la Fédération révolutionnaire communiste, organisation anarchiste, à se rassembler contre la guerre le 24 septembre.
L’initiative en revient à la CGT comme l’explique Marcel Sembat, dirigeant socialiste, dans L’Humanité du 24 septembre, jour même de la manifestation : « C’est une manifestation commune, où les socialistes se joindront aux syndicalistes qui l’ont organisée, où des orateurs du parti parleront côte à côte avec des orateurs de la Confédération générale du travail que les travailleurs parisiens clameront leur ferme volonté de préserver la paix internationale par tous les moyens en leur pouvoir. ».
François Marie, responsable de l’union de la Seine de la CGT, avait été le représentant du mouvement ouvrier français dans les mobilisations contre la guerre en Espagne ; c’est sans doute ce qui l’a inspiré avec ses camarades pour prendre l’initiative. Membre du bureau confédéral, il s’est battu dans sa fédération, celle du Livre, dès 1910, pour faire affirmer l’antimilitarisme.
La préfecture de police, qui craint « les débordements », a interdit les manifestations de rue, c’est pourquoi les organisateurs ont loué « l’Aéro-Park » pour « éviter les affrontements avec la police » qui en contrôlera l’entrée et les abords.
La pluie est battante, le terrain, situé près des Buttes-Chaumont, est souvent escarpé, boueux, et glissant. Malgré cela, ce sont 60 000 militants qui se rassemblent dans les colonnes de leurs organisations.
Agir côte à côte pour un même objectif, militants politiques et syndicaux, exige le respect mutuel et l’auteur de l’article nous indique : « Des endroits sont prévus pour que des militants fassent des discours. On dispose ainsi de trois scènes improvisées où les orateurs s’expriment sur des chaises. À côté de ces tribunes prévues, d’autres prises de parole improvisées ont lieu. Les organisateurs ont pris soin que la parole soit distribuée équitablement entre syndicalistes et socialistes. ».
François Marie, dans son discours, en tant qu’organisateur explique : « Notre manifestation aura une double portée : elle est une affirmation puissante contre la guerre, mais il faut une autre affirmation celle de la grève générale de demain. ».
William Anderson, leader de l’Independent Labour Party, qui est une composante à gauche du Parti travailliste, affirme dans son intervention son opposition à la guerre capitaliste et son attachement à l’internationalisme ouvrier.
Marcel Sembat et Albert Thomas, responsables socialistes insistent « sur la nécessité d’entente avec l’Allemagne, tout en faisant référence à l’histoire du mouvement ouvrier ».
Même s’il fallait veiller à leur contenu compte tenu de la surveillance policière, les pancartes qu’ont confectionnées pour l’occasion les manifestants sont éloquentes : « Guerre à la guerre » est le slogan le plus repris, et, selon l’auteur de l’article, il « devient rapidement le cri de ralliement de tous les pacifistes et antimilitaristes ». On lit également : « La guerre, c’est la misère ou la mort », « Manifestons contre la guerre », « La guerre, c’est la désolation » et même « Nous ne voulons pas de frontières ».
On peut voir aussi une pancarte de l’Union syndicale des mères de famille : ce groupe de femmes rassemble des socialistes et des syndicalistes qui s’organisent afin d’agir pour la paix.
Les chants ne souffrent également pas d’ambiguïté, c’est L’Internationale qui est reprise, elle qui affirme « Ils sauront bientôt que nos balles sont pour nos propres généraux », tout comme le chant Gloire au Dix-septième, cet hommage au 17e régiment d’infanterie qui, à Béziers, avait mis « crosse en l’air » et refusé de tirer sur les vignerons révoltés.
La manifestation s’est dissoute dans le calme et sans échauffourées mais, nous dit François Kermoal, « toutefois, du côté des pouvoirs publics et du gouvernement, cette première réussite du mouvement d’opposition à la guerre inquiète plus qu’elle ne rassure. Au même moment, la sûreté nationale demande en effet une remise à jour de l’ensemble des fiches de contrôle des militants antimilitaristes ».
Car en effet, bien d’autres manifestations suivront, dans toute la France, jusqu’à celle du Pré-Saint-Gervais avec ses 150 000 militants rassemblés autour de Jean Jaurès, lui qui affirmait dès 1895 face à la volonté de revanche contre l’Allemagne : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. ».
Pour des raisons qui ne sont pas l’objet de cet article, Marcel Sembat, Albert Thomas pour la SFIO, ou Léon Jouhaux pour la CGT, comme bien d’autres dirigeants, jusqu’au vieux communard Edouard Vaillant, abandonneront leurs résolutions de « guerre à la guerre » et de déclenchement de la grève générale pour se rallier à « l’union sacrée » dès la déclaration de guerre par la France (François Marie, qui avait quitté le syndicalisme, fut pour sa part mobilisé).
Désemparés et privés d’appui, les ouvriers sont partis au front, mais la graine avait été semée par l’unité ouvrière contre la guerre. Les 60 000 de l’ Aéro-Park, comme les dizaines de milliers qui leur emboîtèrent le pas, face à la faillite de leurs dirigeants, sont ceux qui reprirent espoir par l’appel des conférences de Zimmerwald, puis de Kiental qui affirmait : « Cette guerre, peuples travailleurs, n’est pas la vôtre, mais vous en êtes les victimes » et désignent le capitalisme comme responsable puis qui s’enthousiasmèrent pour la révolution russe qui en renversant le tsarisme apporta une réponse concrète à leur exigence : « le pain, la paix, la terre, la liberté ».
Alors que le génocide en Palestine couvert par toutes les grandes puissances capitalistes atteint chaque jour de nouveaux sommets d’horreur, alors que l’injonction de Trump de porter à 5 % du PIB de chaque pays les dépenses militaires est suivie le petit doigt sur la couture du pantalon par les gouvernements, dont le nôtre, c’est à nouveau le spectre de la guerre mondiale qui plane. C’est bien pour cela qu’à nouveau, dans la tradition du mouvement ouvrier, militants syndicalistes, politiques, pacifistes… se rassembleront dans le meeting du 5 octobre prochain pour affirmer ensemble « guerre à la guerre ». C’est maintenant qu’il faut s’organiser.
