Une ignominie, une attaque contre tous les droits

Le projet de loi Immigration de Macron a finalement été voté dans une surenchère répugnante pour diviser, stigmatiser, insulter et menacer des millions d’étrangers et Français d’origine étrangère qui vivent, grandissent, travaillent ou aspirent à trouver refuge dans ce pays.

Par Clara Marsan
Publié le 5 janvier 2024
Temps de lecture : 9 minutes

1/ Présentation

L’adoption de la motion de rejet de l’ensemble du projet de loi immigration Macron-Borne-Darmanin (que Macron n’avait cessé de mettre sur le tapis depuis sa réélection) par l’Assemblée nationale, le 11 décembre dernier, a causé une déflagration politique gigantesque. Hors 49.3, il a été prouvé que la prétendue majorité présidentielle n’est rien. Mais il est vrai que les macronistes étaient les seuls à sembler l’ignorer. Huit petits jours ont ensuite suffi pour que les masques des uns et des autres tombent. Toujours plus bas, toujours plus vils, les ministres actuels et putatifs se succédaient dans tous les médias, dans une surenchère répugnante pour stigmatiser, rabaisser, insulter et menacer des millions d’étrangers et Français d’origine étrangère qui vivent, grandissent, travaillent ou aspirent à trouver refuge dans ce pays.

Reprenant la main ouvertement après que Darmanin ait encaissé cette gifle monumentale, la Première ministre – toujours en contact oreillette direct avec Macron – s’est livrée à un marchandage sordide avec les chantres de la réaction Ciotti, Marleix and Co, pour en réalité tout leur céder. Et ce, à la plus grande satisfaction du Rassemblement national, qui s’en est bruyamment félicité.

Des troupes aux abois

Le texte de la commission mixte paritaire (sept sénateurs et sept députés qui ont avalisé l’essentiel du projet issu du Sénat), adopté par les macronistes main dans la main avec LR et RN, a relancé les secousses politiques du camp présidentiel. Des ministres, avec plus ou moins de courage personnel, se sont désolidarisés de ce résultat ; des députés ont refusé de voter le texte le 19 décembre ; il n’a pas fallu moins qu’un énième prime télévisé du président de la République le lendemain soir, et des vœux de Saint-Sylvestre se félicitant de l’adoption de ce projet de loi, pour tenter de reprendre la main sur des troupes aux abois. La reprise en main a le mérite d’être claire : la loi sur l’immigration est, selon Macron, « un bouclier qui nous manquait ». Bouclier contre quoi ? Contre qui ? Eh bien voilà : selon lui, il y a bien « un problème d’immigration » et « il faut traiter les problèmes qui (…) nourrissent » le RN.

En clair : pour « combattre » le RN, il faut partir des « problèmes » que celui-ci invente, en menant sa politique. Ce n’est pas exactement nouveau, mais il faut vraiment y mettre du sien pour ne pas voir la manœuvre.

Satisfecit renouvelé, le 31 décembre 2023, par Macron qui félicite E. Borne pour tout son boulot, et énonce : « En matière d’immigration, la loi votée en décembre (…) nous donne les instruments nécessaires pour faire mieux respecter les principes de la République.  » Où l’on retrouve les arguments du ministre Attal, qui n’avait rien trouvé de plus urgent à faire, en arrivant au ministère de l’Éducation nationale, que traquer les jupes des jeunes filles… Gouvernement de la violence et de la honte.

Trentième loi immigration depuis 1980

Mais un gouvernement extrêmement fragile aussi, comme l’ensemble du dispositif du capital financier dont Macron est la clef de voûte. Une clef de voûte dont les fêlures de plus en plus apparentes interrogent. Ainsi un éditorialiste ironisait-il avec inquiétude : « Même dans un monde médiatique où l’image prime sur tout, les grands événements ne font pas une politique, encore moins un projet. Et les attrape-nigauds, conçus pour masquer l’absence de majorité, ne peuvent tenir lieu de méthode : la pratique du macronisme laisse craindre que le “rendez-vous avec la nation” de janvier sonne aussi creux que les “cent jours” de l’été dernier ou que “l’initiative politique d’ampleur” de la rentrée de septembre.  » Et, quant à la mise en œuvre effective des lois imposées (retraites, plein-emploi, immigration), l’éditorialiste conclut : « Vaste programme qui, entre deux cérémonies, remplirait amplement la fin du quinquennat d’Emmanuel Macron… s’il en trouvait les moyens politiques.  » (Le Figaro, 30 au 31 décembre 2023.)

Avec le mauvais feuilleton de cette 30e loi immigration depuis 1980 (!), et en multipliant les formules martiales (même celles qui ne veulent rien dire, la violence et le ridicule ayant déjà fait ménage dans des régimes de sinistre mémoire), Emmanuel Macron a indiqué clairement, une nouvelle fois, dans quelle direction il est tout à fait disposé à chercher ces « moyens politiques ».

CFDT, CGT, FO, FSU, Solidaires, Unef condamnent la loi immigration

« Nos organisations syndicales condamnent le vote de la loi immigration. Ce texte discriminatoire remet profondément en cause les principes républicains d’égalité et de solidarité. La priorité doit être l’égalité des droits, en particulier des droits sociaux, la régularisation de l’ensemble des travailleuses et des travailleurs sans-papiers et la solidarité avec les migrant.e.s. Nous demandons solennellement que ce texte ne soit pas promulgué. » Communiqué, 21 décembre

L’avis du président de Commission nationale consultative des droits de l’homme

Outre la Défenseure des droits, le Conseil national des barreaux (avocats), ou encore le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme se sont indignés de cette loi. Ce dernier, notamment, s’est exprimé en ces termes dans un courrier aux députés : « Confronté à ce que j’estime être des atteintes graves aux droits fondamentaux, et tenant compte du choix d’un cadre législatif contraint, je vous recommande de ne pas voter ce texte.  »

Mobilisation des agents de l’Ofpra

À plusieurs reprises en 2023, les agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) se sont mobilisés contre le projet de loi immigration, dénonçant ses conséquences sur leurs conditions de travail, et donc sur les bénéficiaires, dont les droits sont bafoués. Leur mobilisation est à ce stade restée bien isolée au sein des confédérations syndicales. Au cours des dernières semaines, plusieurs appels à la mobilisation pour le retrait de cette loi ont été diffusés, à l’initiative d’associations, de syndicats, de partis, donnant rendez-vous le 14 janvier notamment. Chacun, il est vrai, se trouve face à ses responsabilités.

2/ Une machine à fabriquer des étrangers « irréguliers », donc toujours en danger

Impossible, ici, d’entrer dans les détails d’une loi qui fourmille de mesures aussi ineptes que discriminantes, vexatoires, juridiquement douteuses. Mais on peut dégager quelques éléments saillants.

Pour empêcher l’entrée sur le territoire de femmes et d’hommes contraints de reconstruire leur vie hors de leur pays d’origine, plusieurs mesures se combinent : la définition de quotas d’entrées par motif et type de titre (des quotas !) ; l’obligation de signer un contrat d’engagement républicain (de respecter des « valeurs » que l’État bafoue au quotidien) ; les exigences de connaissance préalable de la langue française, mais aussi des conditions rehaussées de ressources et de logement pour le regroupement familial ; les mesures d’âge modifiées…

Pour rendre invivable leur séjour : une suspicion/criminalisation systématique, soutenue par une série de dispositions assez indéterminées pour laisser place à l’arbitraire des préfectures (aiguillonnées par les circulaires du ministère, et par le manque de personnel) : appréciation de « l’insertion dans la société française » ou de « l’adhésion aux valeurs » ; allongement des délais de présence sur le territoire pour bénéficier de prestations sociales ; limites au renouvellement pour le même motif des cartes temporaires (donc même si les conditions sont toujours remplies) ; l’exigence de maîtrise de la langue comme prérequis pour un titre de séjour longue durée, normalement accessible après un titre d’un an (auparavant condition réservée à la naturalisation) ; allongement de trois à cinq ans de la durée de résidence dence régulière exigée, pour délivrer une carte de résident aux conjoints de Français ou parents d’enfants français par exemple ; les enfants nés en France de parents étrangers n’acquièrent plus la nationalité automatiquement, mais doivent la demander, entre 16 et 18 ans.

Bref – et il faut y joindre les dégâts de la dématérialisation des procédures, une machine à fabriquer des étrangers « irréguliers », donc toujours en danger.

L’avis sans appel de la Défenseure des droits

La Défenseure des droits pointait dans son avis n° 23-07 (24 novembre 2023) : « (Ces mesures) concourent à maintenir les étrangers régulièrement établis sur le territoire dans une forme d’insécurité administrative permanente, les renvoyant régulièrement à leur qualité d’étranger et laissant indéfiniment planer l’ombre d’un éloignement possible, quel que soit le degré d’intégration démontré. (…) Par ailleurs, la réduction des voies d’accès aux titres pérennes contribuera à renforcer l’embolisation des services préfectoraux, alors même que celle-ci fragilise déjà le droit au séjour acquis de nombreux étrangers présents sur le territoire et qui, faute de parvenir à faire renouveler leur titre de séjour en temps utile, subissent de graves ruptures de droits (perte d’emploi, de droits sociaux, de possibilités de recrutement, impossibilité de quitter la France pour d’importants événements professionnels ou familiaux, etc.). Pour cette raison, la Défenseure des droits recommande l’abandon de l’ensemble des dispositions envisagées.  »

Le règne de l’arbitraire

Pour compléter son dispositif, le gouvernement veut faciliter les expulsions, bouleverser le système de l’asile et le contentieux (le séjour irrégulier redevient une infraction ; délais raccourcis de recours contre les décisions ; massification et facilitation des obligations de quitter le territoire français [OQTF] ; territorialisation de la Cour nationale du droit d’asile [CNDA] avec la création de pôles France Asile, procédures à juge unique et visio-audience ; présence d’un interprète aléatoire ; engagement à augmenter le nombre de centres de rétention, et le nombre de personnes enfermées – c’était prévu dans la loi de programmation du ministère de l’Intérieur).

Plusieurs bascules particulièrement graves percutent le droit : alors que l’OQTF correspond à une absence de droit au séjour, le gouvernement en fait l’équivalent d’une sanction contre de dangereux délinquants, ce qui permet de lever les protections existantes contre l’éloignement. En matière d’expulsion, ces protections pouvaient être levées en cas de condamnation à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans ferme.

Il s’agit désormais de pouvoir les lever en cas de délit passible d’un tel emprisonnement. Pour ce faire, le gouvernement instrumentalise la notion « de menace à l’ordre public », dont l’acception est à la fois élargie et imprécise… ouvrant la voie à l’arbitraire.

« Macron prétend que la loi immigration n’est pas d’inspiration Le Pen. C’est directement son programme. »

Dans un tweet, Jean-Luc Mélenchon démontre sur plusieurs points le transfert du programme à la dernière présidentielle de Marine Le Pen sur la loi immigration de Macron-Darmanin.

« – Regroupement familial (2 ans au lieu de 18 mois/revenu stable et régulier) = programme présidentiel du RN, page 14 du livret immigration de Marine Le Pen ;

– retrait des allocations familiales et des APL aux étrangers en situation régulière = programme présidentiel du RN, page 14 du livret immigration de Marine Le Pen ;

– remise en cause de l’aide médicale d’État = programme présidentiel du RN, page 18 du livret santé de Marine Le Pen ;

– fin de l’automaticité du droit du sol : il faut manifester sa volonté d’acquérir la nationalité française entre 16 et 18 ans = programme présidentiel du RN, page 16 du livret immigration de Marine Le Pen ;

– déchéance de nationalité pour les binationaux auteurs d’homicides sur les personnes dépositaires de l’autorité publique = programme présidentiel du RN, page 16 du livret immigration de Marine Le Pen. »

3/ Des aboiements et des mensonges

La loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a – comme son titre ne l’indique pas – pour axes majeurs, contre les étrangers :

– des restrictions tous azimuts pour empêcher leur entrée, accéder à leurs droits, vivre et travailler, « régulariser » leur situation ou acquérir la nationalité ;

– mesures pour les brimer et les précariser, les enfermer, les expulser.

Alignés derrière le pire de la réaction et tous les aspirants au fascisme, les macronistes amalgament tout et n’importe quoi, mentent comme des arracheurs de dents pour marteler un seul message : pour écraser les peuples, et d’abord celui que nous avons sous la main, le capital peut nous faire confiance.

L’autoproclamé « arc républicain » s’effraie d’une prétendue vague incontrôlée d’immigration en France, sous-entendant que cela représenterait un « danger ». Outre les multiples études démontrant qu’il n’en est rien, un rapport du ministère de l’Intérieur (version provisoire, novembre 2023), intitulé « Les étrangers en France 2022 », donne quelques éléments plus calmes : « Le total de la population immigrée (nés à l’étranger de nationalité étrangère, Ndlr) est ainsi estimé à 7 millions de personnes, comme en 2021, soit 10,3 % de la population française. (…) La part des résidents français de nationalité étrangère (7,8 % de la population) (dont environ 800 000 nés en France, non immigrés, Ndlr) est quant à elle inférieure à la moyenne de l’Union européenne (8,4 %) (…) Le solde migratoire de la France se distingue toutefois par le nombre important des retours de ressortissants français expatriés (…). Rapportés à la population générale, les flux migratoires vers la France affichent par ailleurs des valeurs inférieures aux moyennes européennes. (…) La France présente ainsi l’un des plus faibles soldes migratoires en proportion de sa population, à 0,23 %.  » Donc, les aboyeurs mentent.

Une autre ritournelle de Darmanin vise à associer à toute force immigration et délinquance, quand aucune étude sérieuse n’a pu valider ce lien. Mais peu importe au gouvernement, le projet de loi dans son ensemble reposait sur des approximations, des évaluations ou des affirmations non sourcées. Le Conseil d’État lui-même relevait « l’absence d’éléments permettant le débat » dans les documents fournis. Qu’importe : il faut diviser, il faut briser les droits et acquis ; donc : haro sur les étrangers.

Sur LCP, le sociologue François Héron met les points sur les « i » (21 décembre)

« (La loi immigration) est une victoire idéologique (de Marine Le Pen). C’est une victoire de l’idéologie. Car les faits sont assez différents. J’ai été frappé par la déclaration d’Éric Ciotti qui évoquait “le modèle social le plus généreux d’Europe qui fait de la France la destination privilégiée parmi les migrants”. C’est totalement inexact. (…) Quand on regarde le nombre de demandeurs d’asile (…) qui ont réussi à déposer leur demande en Europe, c’est à peu près 4 % (pour la France), alors que nous sommes 15 % de la population de l’Europe et que nous concentrons 18 % de son PIB : nous sommes très en deçà de la part qu’on aurait pu prendre. (…) Nous ne sommes pas le pays le plus attractif d’Europe, et de loin !

(…) Environ, 60 %-70 % de gens trouvent qu’il y a trop d’étrangers, qu’ils ne font pas suffisamment d’efforts pour s’intégrer. Ces chiffres sont d’ailleurs partout les mêmes en Europe, quelle que soit l’importance de l’immigration dans ces pays (…). Donc ce ne sont pas des constats, ce sont des jugements politiques. (…) J’ai là sous les yeux la fameuse enquête du Cevipof qui dit que 60 % des Français trouvent qu’il y a trop d’immigrés en France. C’était 69 % en 2014. Et ça baisse tranquillement (…). La courbe a suivi une trajectoire assez bizarre (…).

Je pense que le débat est un peu à sens unique. Je pense qu’une des grandes découvertes qu’on a faites il y a un an et demi, deux ans, c’est que 31 % des Français sont liés à l’immigration sur trois générations, mais que seuls 5 % ont leurs quatre grands-parents immigrés. Cela veut dire qu’il y a des brassages, des unions mixtes considérables au fil des générations ; cela veut dire que les populations ne se séparent pas, qu’elles se rapprochent. C’est un phénomène fondamental. Et quand on dit qu’il n’y a pas ou plus d’intégration, c’est complètement faux. »