La Collaboration Staline-Hitler, un livre de Jean-Jacques Marie

Précieuse et décisive pour Hitler, cette collaboration avec Staline fut commerciale, policière, enfin politique, comme le montre l’ouvrage que l’historien vient de publier aux éditions Tallandier.

Molotov (à gauche), ministre des Affaires étrangères de Staline, et son homologue nazi, Ribbentrop (au centre, de profil), à Berlin, en novembre 1940
Par Michel Sérac
Publié le 20 mai 2023
Temps de lecture : 6 minutes
L’accord du 23 août 1939, signé entre le nazi Ribbentrop et Molotov, exécutant de Staline, frappa de stupeur les travailleurs et le mouvement ouvrier dans le monde entier. Coup de poignard contre tous ceux qui dénonçaient la deuxième guerre impérialiste, il fut pour les Etats bourgeois un moyen de démoralisation des peuples. Précieuse et décisive pour Hitler, cette collaboration fut commerciale (les matières premières essentielles à l’attaque nazie), policière (la traque et l’exécution coordonnées des résistants polonais, les assassinats concertés des communistes allemands, etc.), enfin politique, comme le montre l’ouvrage de Jean-Jacques Marie. Mais la tentative du Kremlin d’intégrer le pacte Allemagne-Italie-Japon resta vaine : la destruction de l’URSS et du « judéo-bolchevisme » était depuis le début l’objectif de Hitler, utilisant et dupant Staline jusqu’à l’attaque de 1941.
C’est malgré Staline, son aveuglement et ses crimes que le peuple soviétique terrassa le nazisme – au prix de 88 % des pertes humaines des armées alliées en Europe.
Le mensonge et la falsification ont toujours accompagné les crimes et provocations du stalinisme. Ils présidèrent à sa naissance, il y a un siècle. Le nom de communiste devint une usurpation pour ceux qui, derrière Staline, opposèrent le « socialisme national » à l’internationalisme prolétarien de Marx et Lénine. L’assassinat de la quasi-totalité des dirigeants et militants authentiquement communistes de la révolution d’Octobre, la transformation en privilèges et corruptions des fonctions de l’Etat ouvrier, la domination d’un appareil policier totalitaire, tout cela ne pouvait être appelé « socialiste », sans une gigantesque entreprise de falsification. 
Efforts pour effacer les traces du crime
En 1939, le cancer bureaucratique n’a pas tué la collectivisation des moyens de production – ce qui adviendra cinquante ans plus tard. La caste corrompue, usurpatrice d’Octobre, bien qu’elle pourchasse et massacre tout opposant, doit opérer sous un masque « démocratique », antifasciste. 
Les partis dits communistes, dont les dirigeants sont désormais sélectionnés sur leur obéissance aveugle à Staline, sont orientés sur les « fronts populaires ». Le pacte avec Hitler, qui fait brutalement tomber ce masque, indigne et révolte les militants.
L’auteur relate le choc provoqué, dans les PC de nombreux pays, par cet accord, qualifié alors par Trotsky de « capitulation devant l’impérialisme fasciste, avec l’objectif de sauver l’oligarchie soviétique ».
C’est l’attaque nazie qui va obliger le Caligula du Kremlin, « trahi », comme il dit, par son allié, à un nouveau tournant. La dissolution de la Troisième Internationale, que Staline s’apprêtait à offrir aux régimes fascistes en échange d’une alliance plus étroite, il l’offrira en 1943 à ses nouveaux comparses, les impérialismes « démocratiques »… et colonialistes. 
On comprend sans peine que de puissants intérêts, de 1941 à nos jours, ont dissimulé les détails de ces vingt-deux mois d’alliance.
C’est pourquoi le livre de Jean-Jacques Marie, qui réalise la chronique minutieuse de cette alliance, commence par « Le rejet dans l’ombre », dans l’historiographie, du terme collaboration. Il est employé immédiatement par Staline qui, depuis des années, comme l’avait annoncé Trotsky, recherchait cet accord. Molotov invite les militants à balayer « l’antifascisme simpliste »…
Comment Staline aide Hitler… à envahir l’URSS
Jusqu’au 21 juin 1941 – l’invasion nazie commença le 22 à 3 heures du matin –, quatre communistes allemands désertèrent, pour alerter ceux qu’ils estimaient être leurs frères de classe en URSS de l’agression imminente. Staline les fit fusiller comme provocateurs. Ils allongeaient la longue liste des avertissements empilés sur le bureau de Staline, venus d’officiers, de dirigeants des komsomols, de journalistes, arrêtés pour avoir seulement parlé d’une défense de l’URSS contre Hitler ; la liste des alertes transmises par les espions soviétiques avec tous les détails d’une attaque, dont Hitler et Goebbels se cachaient à peine. Informé le 25 mai que 160 à 200 divisions allemandes, 6 000 avions sont installés aux frontières, puis que 34 diplomates allemands quittent l’ambassade, instruit des 334 violations de l’espace aérien soviétique par des avions de reconnaissance, Staline exige que tous ces faits soient traités comme provocations. Le 14 juin, une semaine avant l’attaque, la Pravda s’insurge contre les « rumeurs absurdes » : « L’Allemagne observe fermement les conditions du pacte germano-soviétique de non-agression. » 
Le jour même du 21 juin, Beria, chef du NKVD, assure respectueusement Staline de l’arrestation et l’envoi en camps des « complices de la désinformation internationale », prévenant d’une attaque… qui va commencer quelques heures plus tard.
Quand mille avions soviétiques sont détruits au sol, quand l’invasion se déploie, Staline interdit la riposte de l’artillerie, interdit aux avions de décoller, éperdu dans son aveuglement : « Hitler ne sait rien de cela. » Combien de vies soviétiques, déjà, sacrifiées à sa confiance, à son espoir en son allié nazi ?
Comme les criminels de droit commun, mais avec des moyens bien supérieurs, les criminels d’Etat effacent leurs traces et forgent des alibis. Les staliniens transformèrent en habileté tactique le pacte de 1939 : gagner du temps pour se préparer à la guerre.
Les faits de mai-juin 1941 réduisent à néant cet alibi, tout comme les protocoles secrets Hitler-Staline, secrets durant quarante ans, organisant le partage de la Pologne et autres annexions.
Décapitation de l’Armée rouge, assassinats des communistes allemands et polonais
Entre 1936 et 1938, dans des procès truqués, imités de l’Inquisition médiévale, les principaux compagnons de Lénine, révolutionnaires du parti bolchevique, sont contraints à des « aveux » de collusion avec la Gestapo ; en 1937, cette même accusation frappera les meilleurs généraux de l’Armée rouge, sélectionnés dans les victoires de la guerre civile, sous la direction de Trotsky.
Avec eux seront fusillés, par listes entières, des milliers d’officiers : « La quasi-totalité des 41 maréchaux, amiraux, commandants d’armée, plus 714 généraux seront abattus. » Près de 40 000 officiers soviétiques massacrés, 11 000 brisés dans les goulags. S’étonnera-t-on que Hitler assure à son état-major : « Nous entrerons en Russie comme un couteau dans le beurre »
Staline envoie à Hitler le 17 mai 1940 ses « félicitations les plus chaleureuses pour les brillants succès des troupes allemandes en France », lui porte un toast en sachant « l’amour que le peuple allemand porte à son Führer ». En gage de sincérité, il fait livrer à la Gestapo, en décembre 1939 et février 1940, 70, puis 30 émigrés allemands, la plupart communistes, détenus en URSS, dont la femme de Heinz Neumann, ex-directeur du Rote Fahne déjà fusillé par Staline, un fondateur du PC autrichien, Koritshoner, exécuté à Auschwitz, le 7 juin 1941, etc. 1Jean-Jacques Marie reproduit le bilan, établi par Pierre Broué dans l’Histoire de l’Internationale communiste, de la répartition des assassinats de communistes allemands entre Hitler et Staline : « Six anciens membres du Politburo du temps de Weimar ont été tués par Hitler, 5 membres titulaires et 2 suppléants par Staline. Sur les membres du dernier Politburo, 2 ont été tués par Hitler, 5 par Staline. Sur les 35 membres du comité central élus en 1927, 7 ont été tués en Allemagne et autant en Union soviétique. Sur les 38 membres du comité central élus en 1929, 7 ont péri en Allemagne, 6 en URSS. Sur les 131 membres ou suppléants du comité central du temps de Weis, 18 ont été victimes de Hitler, 15 de Staline. 36 anciens députés communistes au Reichstag ont péri sous Hitler et 13 sous Staline. Sur les 127 délégués du congrès de fondation du KPD (Parti communiste allemand), 4 ont été tués par la droite, 4 par Hitler, 7 par Staline », soit au total 70 dirigeants communistes allemands liquidés par Hitler et 50 par Staline.  .
Staline dissout le PC polonais, celui d’Ukraine occidentale, dénoncés comme « repaires de trotskystes ».
Staline intendant de Hitler, la collaboration dans l’attaque de la Pologne
Selon les nazis eux-mêmes, l’accord commercial de l’été 1939 avec le Kremlin a réalisé la condition essentielle au déclenchement de la guerre : tous les métaux nécessaires, toutes les matières premières, seront fournis : « Maintenant, nous ne craignons pas le blocus. L’Est nous approvisionnera en blé, en viande, en charbon, en plomb, en zinc » (Hitler devant l’état-major, 22 août 1939).
L’auteur montre que toutes ces fournitures de guerre serviront ensuite… à l’attaque contre l’URSS.
Les protocoles secrets (jusqu’en 1989) de l’invasion concertée de la Pologne prévoient que « les troupes soviétiques et allemandes agiront de concert pour anéantir les bandes polonaises sur le parcours ».
En décembre 1939, Gestapo et NKVD établissent à Zakopane, occupée par l’Allemagne, un centre policier commun. Les Juifs polonais qui tentent de quitter la zone allemande sont impitoyablement refoulés. On connaît maintenant la longue dissimulation du massacre, sur décision de Staline et Beria, de 21 857 officiers polonais, que les alliés impérialistes de Staline, à Nuremberg, laissèrent ce dernier attribuer aux nazis.
Les jugements de Trotsky, le programme de la IVe Internationale (1938)
L’oligarchie du Kremlin ne pouvait, par l’invasion de la Pologne, celle des Pays baltes, concertées avec les nazis, en faire des colonies, parce que le système capitaliste avait été aboli en URSS par la révolution prolétarienne. La bureaucratie fut contrainte de remplacer la bourgeoisie de ces pays par son appareil totalitaire. Après 1945 et les accords de Yalta, il en fut de même dans les « démocraties populaires ». Mais, dès 1939, Léon Trotsky minorait ces transformations sociales, fondées sur l’annexion et la répression policière : « L’extension des territoires dominés par l’autocratie bureaucratique et parasitaire, sous la couverture de mesures “socialistes”, peut augmenter le prestige du Kremlin, engendrer des illusions sur la possibilité de remplacer la révolution prolétarienne par des manœuvres bureaucratiques. Ce mal l’emporte de loin sur le contenu progressiste des réformes staliniennes. » 
Les soulèvements révolutionnaires d’après-guerre, en Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, Allemagne, confirmèrent ce jugement, et la conscience parmi les travailleurs du caractère réactionnaire de ce prétendu « socialisme ». 
Le programme de la IVe Internationale appelait à défendre les conquêtes de la révolution d’Octobre et l’URSS par le renversement de l’oligarchie parasitaire : « l’appareil politique de Staline ne se distingue en rien (des pays fascistes), sinon par une plus grande frénésie ». 
C’était en 1938, un an avant le pacte Staline-Hitler. 
 
On peut se procurer l’ouvrage de Jean-Jacques Marie, au prix de 22,90 euros, à la librairie Sélio.