La parole à Eyal Sivan, « israélien dissident » et cinéaste

Ayant participé au meeting juif international de Paris, le 30 mars, Eyal Sivan a confié à "Informations ouvrières" son point de vue sur la situation à l'intérieur de l'Etat israélien.

Par François Lazar
Publié le 12 avril 2024
Temps de lecture : 7 minutes

Il y a aujourd’hui une majorité des Israéliens déclarent leur opposition à Netanyahou, les manifestations de masse reprennent toutes les semaines dans l’Etat d’Israël, les Israéliens demandent la libération des otages mais ne demandent pas le cessez-le-feu, comment peux-tu qualifier cette situation ?

Je pense que pour comprendre l’état d’esprit de la société israélienne après le 7 octobre, on ne peut pas faire l’impasse de revenir au 6 octobre, à la période précédente. C’est une situation dans laquelle l’Israélien moyen vit dans de très bonnes conditions, avec l’impression, l’insouciance presque d’une situation de paix où la question palestinienne n’existe pas, sinon est gérée et maîtrisée. C’est ce que l’on a pu constater dans les manifestations contre la réforme judiciaire voulue par Netanyahou1Réforme visant à donner plus de pouvoir à la majorité parlementaire au détriment de la haute Cour de Justice, garante de l’image démocratique de pays (note de la rédaction).

Il s’agissait de manifestations pour la démocratie, dans lesquelles la question de l’occupation, des territoires occupés, le bouclage de Gaza, la répression quotidienne étaient absents.

En termes de conception de la démocratie pour les Juifs israéliens, cela voulait dire que tant que nous vivons dans une démocratie pour nous, c’est-à-dire avec nos privilèges, tant que nous sommes dans une situation de paix, ça va et par conséquent, l’autre, le voisin, le Palestinien ne fait pas partie de nos problèmes.

Au lendemain du 7 octobre, les Israéliens ont été profondément choqués, par l’action du Hamas et par le dysfonctionnement total, absolu de tout ce qui représente l’appareil d’Etat et l’appareil sécuritaire, mais surtout un sentiment que de nulle part, ils sont venus briser notre quiétude.

A partir de là il y a eu, y compris dans l’armée, un sentiment de vengeance, pas seulement sur l’attaque elle-même, mais parce qu’elle a brisé cette normalité. Je pense que c’est ce qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre. Les manifestations qui ont duré huit mois en 2023 étaient centrées sur cet aspect : protéger leur démocratie suprémaciste juive, mais nullement autre chose.

Après le 7 octobre, l’état d’esprit vacille entre deux choses. D’abord, une colère très profonde à l’encontre du gouvernement, qu’ils appellent le gouvernement de l’abandon, qui a abandonné les gens du sud, mais aussi du nord à la frontière libanaise, qui a abandonné les otages, et aussi, le point de vue que cette guerre innommable est juste.

Ce que l’on voit aujourd’hui ce sont des manifestations au contenu très contradictoire. Elle exprime une colère, voire une haine contre Netanyahou, sa personne, son gouvernement, un gouvernement qu’ils appellent le gouvernement de la faillite, de la capitulation. Il y a une réelle suspicion quant à la volonté de Netanyahou de vouloir libérer les otages et en même temps, il ne s’agit pas de manifestations contre la guerre, contre les massacres, contre la campagne génocidaire. Et il est là le paradoxe.

On voit dans les manifestations des Israéliens qui défendent les droits des Palestiniens et qui dénoncent le génocide en cours…

Le petit bloc contre l’occupation qui participait à toutes les manifestations avant le 7 octobre, composé de militants pacifistes, de groupes d’extrême gauche, du PC, soit un millier d’opposants, a repris ses rassemblements et continue sa participation aux manifestations.

On peut dire que ceux qui ont alerté avant le 7 octobre, ceux qui avaient raison sur la réalité et les conséquences de l’occupation avant le 7 octobre, et bien leur quantité n’a pas augmenté. Il y a une forme d’aveuglement, un déni de réalité dans la société israélienne qui pense que l’on peut virer Netanyahou, libérer les otages, mais on ne parle pas de la catastrophe qui s’abat sur Gaza et pour laquelle tout citoyen israélien est directement responsable.

On entend dire qu’Israël, qui mène la plus longue guerre de son histoire, est pour la première fois en train de perdre une guerre…

C’est comme si les paranoïaques cherchaient à se justifier par le réel. Le sentiment israélien permanent, c’est de dire que le monde nous déteste. Ce qui n’est pas vrai bien entendu. Il y a le soutien des Etats-Unis, mais aussi de certains pays arabes, des pays du sud comme l’Inde. Mais la situation actuelle leur donne raison.

C’est une catastrophe parce que cela renforce cette vision de victimes qui traverse la société judéo-israélienne. Ils sont renforcés dans la croyance qu’ils sont détestés, haïs et en même temps ils disent « on s’en fout ». Déjà dans les années soixante, il y avait une chanson qui disait : « le monde entier est contre nous, et nous, on s’en fout ».

La dynamique interne israélienne et sioniste, c’est cette attitude : on continue tant qu’on ne nous arrête pas. C’est un mouvement colonial qui se voit comme un mouvement d’émancipation.

Du coup, le Conseil de sécurité vote le cessez-le-feu, on s’en fout, Biden demande le cessez-le-feu, c’est vrai tout en continuant de livrer des armes, on s’en fout… Tant qu’il n’y aura pas un acte suffisamment fort pour les arrêter, ils continueront. Mais si la situation devient pesante, lourde, pénible pour les citoyens israéliens, là, on obtiendra des résultats, c’est là tout l’enjeu des sanctions, du boycott par exemple. Lorsque l’Israélien lambda comprendra que c’est compliqué de voyager à l’étranger, que l’on se sentira exclu dans des colloques internationaux, que l’on ne pourra plus participer à la coupe d’Europe de tel sport… Ce ne sont pas les mots qui touchent les Israéliens, mais les actes.

En même temps la situation est très dangereuse pour toute la région. L’armée a lancé une attaque meurtrière contre le consulat iranien en Syrie, les Israéliens pris de panique ont dévalisé les supermarchés, les abris ont été ouverts, des milliers de familles sont déjà parties depuis octobre

Cette opération contre un consulat iranien, par ailleurs protégé par des conventions internationales, les Israéliens savaient que cela allait provoquer une psychose dans le pays. On peut donc se poser la question de l’intérêt que cela pouvait revêtir pour eux. Le ciment de cette société, c’est le sentiment de menace permanente. C’est pourquoi c’est important de revenir à l’avant 7 octobre, parce que dans cet univers où l’on ne sentait plus de menaces, c’est la société israélienne elle-même qui commençait à s’effriter, à être prise par ses contradictions internes.

La menace extérieure a toujours été une source d’unification. Certes il y a des gens qui partent, il y a aussi des fortunes considérables, puisqu’Israël est parmi les 20 pays du monde où il y a le plus de multimilliardaires, il y a une accumulation considérable de capital pour certains.

Ma connaissance intime de la société israélienne me fait craindre que le gouvernement israélien aille chercher à redevenir victime, pour qu’aux yeux du monde, les Israéliens ne soient plus associés, comme c’est le cas maintenant, à l’action de bourreaux. C’est là que l’on peut comprendre la provocation contre l’Iran. Ils ont provoqué une situation pour pousser l’Iran à agir, ou avec le Liban, pour pousser le Hezbollah à agir contre des populations civiles israéliennes et donc retourner la situation et retrouver leur statut de victimes.

Ils veulent réaliser une prophétie, au risque de la terminer par la célèbre opération Samson. C’est quand même révélateur qu’un pays nomme son programme nucléaire, programme de défense, qui est censé être dissuasif, du nom d’une action suicidaire généralisée.

A cette étape, l’opération contre l’Iran n’a pas fonctionné et l’Iran, pour le coup se place comme victime et n’a pas répondu…

L’Iran a très bien compris le sens de la provocation israélienne et ils ne vont pas répondre à la provocation de la façon attendue par les Israéliens. Mon sentiment est que les Iraniens ont une vision à plus long terme. Ils veulent être en situation de pouvoir négocier directement avec les Etats-Unis, être reconnus comme une puissance régionale et nucléaire et reléguer Israël à un stade où il n’aurait plus rien à dire. Depuis le 7 octobre, plus personne ne parle du risque nucléaire iranien.

Il y a un autre aspect qui influence la société israélienne, c’est l’évolution de l’opinion publique américaine, où 55 % des électeurs du Parti démocrate disent qu’il faut condamner les agissements d’Israël à Gaza. Au-delà des électeurs américains, il y a le poids des communautés juives américaines, dont une partie significative refuse d’être assimilée à l’Etat israélien et le dit haut et fort. L’évolution de la situation à l’intérieur d’Israël viendra aussi de l’extérieur…

Je crois qu’on est en train de voir la fin du Parti démocrate tel qu’on l’a connu. La jeunesse démocrate, et la jeunesse juive américaine ont changé. Les jeunes juifs américains ne suivent plus leurs parents dans cette position de soutien inconditionnel à Israël ou dans la vision d’Israël comme une compagnie d’assurances. Ils voient Israël comme le cœur de toutes les contradictions : on ne peut pas être démocrate, libéral, droit de l’hommiste américain et soutenir un tel Etat. C’est un point de bascule terrible pour les Israéliens.

C’est aussi sans doute pour quoi les Israéliens soutiennent moins les démocrates américains, qui étaient une base importante pour les centristes israéliens et aussi certains républicains, et se sont repliés sur les évangélistes américains et les extrêmes droites européennes, américaines, mais aussi dans certains pays du sud comme l’Inde, l’Argentine, qui sont devenus leurs meilleurs soutiens.

Il y a un schisme au sein de ce que l’on appelle la diaspora juive, où on revient au débat qui existait avant la naissance de l’Etat d’Israël, qui est le débat entre sionistes et antisionistes au sein du judaïsme. Je précise, avant la création de l’Etat d’Israël, parce qu’on peut se retrouver dans une situation de reconstitution. Je pense que la question des deux Etats est terminée, en fait depuis longtemps et la question se pose de plus en plus d’une reformulation de la question israélienne, plus que de la question palestinienne, dans laquelle on peut imaginer que la voix juive antisioniste va pousser à la compréhension générale que l’idée d’un Etat Juif est inviable, aussi bien pour les juifs israéliens que pour les juifs qui vivent en dehors d’Israël.

Pour beaucoup de juifs, qui s’expriment de plus en plus sur ce sujet, il s’agit même d’une dictature intellectuelle insupportable. Etre assimilé à un Etat que l’on rejette et qui prétend agir en notre nom…

C’est pourquoi je qualifie cette forme de national-judaïsme de « judaïste ». Ces gens qui ne veulent pas être qualifiés de sionistes, je dirais qu’ils ne veulent pas être qualifiés de « judaïste », c’est-à-dire qu’ils refusent que leur judaïsme soit réduit à du nationalisme et à l’instrumentalisation politique que l’on connaît. D’où l’importance de la conférence juive internationale.

Cette conférence, c’est un peu la sortie du bois. On n’est plus sur la défensive, on n’est plus à s’excuser d’être antisionistes, on ne supporte plus les accusations qui disent « vous avez la haine de soi ». Il s’agit d’un premier jalon pour mettre sur la place publique la voix juive antinationaliste. Il y a eu des conférences auparavant, mais là, en lien avec des organisations de la gauche française, des mouvements décoloniaux, on est passé de la défensive à l’offensive.

Propos recueillis par François Lazar