Le fascisme est « résistible ». Comment ?
Le numéro 185 des Cahiers du Cermtri vient de paraître. Il est constitué d’une réédition de la brochure écrite par Trotsky en janvier 1932, intitulée "Et maintenant ? La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne".
- Fascisme, Histoire, Tribune libre et opinions
Michel Sérac, président du Cermtri1Cermtri : centre d’études et de recherches sur les mouvements trotskyste et révolutionnaires internationaux., dans une présentation de ce numéro, revient sur fait historique largement occulté : les nazis sont arrivés au pouvoir en janvier 1933 en Allemagne malgré un recul électoral, les partis communiste et socialiste les devançant de plus d’un million de voix.
Le fascisme est né dans la société capitaliste en décadence avec de profondes racines sociales :
« Le pourrissement du capitalisme implique le pourrissement social et culturel » ; « Pour essayer de trouver une issue, la bourgeoisie doit se libérer définitivement de la pression des organisations ouvrières, elle doit les balayer, les briser, les disperser. Ici commence la mission historique du fascisme. Il remet en selle des classes qui se trouvent immédiatement au-dessus du prolétariat et craignent d’être précipitées dans ses rangs ; il les organise, les militarise grâce aux moyens du capital financier, sous la couverture de l’État officiel, et les envoie écraser les organisations prolétariennes, des plus révolutionnaires aux plus modérées. » (p. 9 et 10 de ce Cahier).
Ces lignes sont écrites par Trotsky en 1932, alors que la victoire du nazisme sur le prolétariat est entièrement « résistible », pour employer la formule de Brecht… à condition que les forces considérables de la classe ouvrière soient unies, et en formation de combat. Ces forces de classe puissantes existent dans l’Allemagne de 1932. Elles peuvent se mesurer dans les résultats électoraux.
Un mensonge historique forgé après 1945
Si, aux élections de juillet 1932, les résultats des nazis et ceux additionnés des partis socialistes et communistes (SPD et KPD) s’équilibrent à 13 millions de voix, celles de novembre, à peine trois mois avant l’intronisation de Hitler comme chancelier par la bourgeoisie, donnent au SPD et au KPD une supériorité électorale de 13,2 millions contre 11,7 aux nazis.
Les collégiens et lycéens sont en général privés de la connaissance de ces faits, pour une raison politique : il faut justifier le grand mensonge historique forgé après 1945 par les chefs des puissances alliées, Roosevelt, Staline, Churchill, le mensonge abject de la « responsabilité collective du peuple allemand », qu’on voit traîner dans des documentaires stupides – un peuple moutonnier aurait suivi aveuglément un dément.
Ce mensonge a justifié les crimes de guerre des Alliés, depuis les dizaines de milliers de civils brûlés vifs par les bombes au phosphore, de Dresde à Hambourg, jusqu’aux déportations de masse, sans oublier le droit de viol des femmes allemandes permis par Staline, pour aboutir à l’occupation militaire et la division de l’Allemagne. Il s’agissait d’empêcher la révolution prolétarienne en Allemagne, comme lors de la défaite de 19182Voir les entretiens de Washington, en mars 1943, pour empêcher la révolution en Europe après la guerre, dans notre Cahier n° 176 de juillet 2021, p. 27..
Goebbels et Hitler avaient pris conscience de ce « plafond » atteint dans les élections, dès juillet : « Nous avons gagné un tout petit peu (…). Résultat : il nous faut maintenant accéder au pouvoir et exterminer le marxisme. D’une manière ou d’une autre, il faut qu’il se passe quelque chose. Le temps de l’opposition est révolu. Maintenant les actes ! Hitler est du même avis. Les événements doivent maintenant s’organiser : des décisions s’imposent. Nous n’obtiendrons pas la majorité absolue de cette façon. »3Ian Kershaw, Hitler, tome I, p. 532.
Cette majorité électorale, ils ne l’obtiendront même pas en 1933, après la prise de pouvoir et la provocation de l’incendie du Reichstag, après avoir emprisonné tous les militants des partis d’opposition. Ces centaines de milliers de combattants allemands contre le nazisme sont toujours « oubliés », de nos jours par une histoire officielle frauduleuse.
Le passage aux « actes », « l’extermination du marxisme », ce sont les moyens de guerre civile contre le mouvement ouvrier organisé, avec, dès les élections de 1932, 86 morts et de nombreux blessés dans les affrontements. Ils reproduisent les agressions des chemises noires mussoliniennes en Italie, dans les années vingt, contre les syndicats et partis ouvriers.
Tout se joue, par conséquent, sur la résistance organisée de la classe ouvrière, cible première du fascisme devenu instrument du capital financier pour « balayer, briser, disperser » la résistance de classe :
« Au cours de plusieurs dizaines d’années, les ouvriers ont construit à l’intérieur de la société bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne : les syndicats, les partis, les clubs de formation, les organisations sportives, les coopératives, etc. Le prolétariat peut arriver au pouvoir non dans le cadre formel de la démocratie bourgeoise, mais par la voie révolutionnaire : ceci est démontré aussi bien par la théorie que par l’expérience. Mais c’est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d’appui de démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’État bourgeois. » (p. 19 de ce Cahier).
Parce qu’il a la fonction définie par Hitler – « exterminer le marxisme » – le nazisme détruit en même temps toutes les libertés démocratiques permettant la démocratie prolétarienne.
Ce n’est pas faute d’une « bataille d’idées » que Hitler parvint au pouvoir : 13 millions de voix ouvrières et démocratiques, rassemblées contre les nazis en novembre 1932 l’attestent. C’est la division, organisée sciemment, volontairement, par les dirigeants de la classe ouvrière, qui impuissanta la seule force capable de résister au nazisme et de le vaincre.
Le rôle de Staline
Le premier rôle revint à Staline et à l’oligarchie du Kremlin, qui traça un signe égal entre les ouvriers socialistes et les nazis, en inventant le slogan de division provocateur : social-fasciste.
« La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme. » (Staline). « La social-démocratie se fascise avec une extrême facilité. » (Molotov).
Ce faux radicalisme, en même temps qu’il divisait de façon criminelle les rangs ouvriers, facilitait et complétait la besogne des dirigeants de la social-démocratie.
En appelant les ouvriers à s’entretuer au nom des « patries » en 1914, la social-démocratie européenne s’était rangée dans chaque pays aux côtés de « son » État, c’est-à-dire de « sa » bourgeoisie. En Allemagne en 1932, « le régime de Brüning se maintient grâce au soutien lâche et perfide de la social-démocratie, qui elle-même s’appuie sur la confiance mitigée et maussade d’une partie du prolétariat. » (p. 10 de ce Cahier). « Il est tout à fait juste de faire porter à la social-démocratie la responsabilité de la législation d’exception de Brüning ainsi que la menace de la barbarie fasciste. Mais il est absurde d’identifier la social-démocratie au fascisme. »
Les ultimatums et commandements lancés aux travailleurs socialistes par les dirigeants staliniens, pour qu’ils condamnent leurs propres chefs « social-fascistes » constituent une répartition des tâches de la division. Ces provocations permettaient aux dirigeants social-démocrates de se dérober eux-mêmes à l’urgence du front unique.
Or toute la situation appelle l’unité des rangs ouvriers (qui n’efface pas les divergences d’opinions), parce que la menace concerne toute la classe, tous partis et syndicats confondus. L’exigence de front unique, formulée par l’Opposition communiste de gauche et Trotsky est, à la lettre, celle du Manifeste de Marx et Engels : « La lutte du Parti communiste pour gagner la majorité de la classe ne doit, en aucun cas, entrer en contradiction avec le besoin que ressentent les ouvriers d’unir leurs rangs dans le combat. » (p. 24 de ce Cahier).
À l’inverse, la politique stalinienne, attaquant de front l’unité ouvrière, va jusqu’au vote commun, avec les nazis, contre le gouvernement socialiste de Prusse…
Sous les ordres de l’Internationale domestiquée par Staline, les dirigeants du KPD fanfaronnent : « Nous sommes les vainqueurs de demain » ; « Ces messieurs les fascistes ne nous effraient pas, ils s’useront plus vite que n’importe quel gouvernement. » Ce terrible aveuglement, imposé par Staline, a littéralement interdit aux travailleurs la résistance organisée, efficace, au nazisme. Le « demain » préparé par Molotov et Staline fut celui des camps de concentration pour tous les militants.
Moins de sept années s’écoulent entre la prise de pouvoir de Hitler et le pacte Staline-Hitler de 1939.
C’est alors que Staline et Molotov, comme le montrent les plus récentes recherches, préparent la dissolution de l’Internationale communiste. Cet acte historique et symbolique de reniement de la révolution prolétarienne mondiale devait être offert par le Kremlin comme droit d’entrée dans un pacte élargi avec Hitler, Mussolini et le militarisme japonais4Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler, Tallandier 2023 (désormais en livre de poche). La dissolution de l’Internationale communiste sera finalement offerte aux nouveaux alliés, les impérialismes américains et britanniques le 15 mai 1943.. La bureaucratie conservatrice pensait ainsi assurer la tranquillité de son règne.
Mais si Staline fut le jouet, l’instrument et le fournisseur de Hitler, si son pacte contribua à la démoralisation des peuples européens face au nazisme, les conquêtes de la Révolution d’octobre restaient totalement insupportables aux agents nazis du capital financier. Utilisant l’aide de Staline pour leur victoire à l’ouest, ils poursuivirent la colonisation à l’est, le « drang nach Osten », en agressant l’URSS le 22 juin 1941.
Malgré le désarmement criminel de l’armée soviétique par Staline, la décapitation de cette armée par les purges féroces des états-majors, la classe travailleuse soviétique, au prix d’immenses sacrifices, eut raison du nazisme.
La création de partis d’extrême droite, dans nombre de pays d’Europe aujourd’hui, s’opère avec la complicité, ouverte ou honteuse, de partis bourgeois traditionnels discrédités. Elle est devenue une composante de la lutte des classes. Le présent ouvrage du révolutionnaire marxiste Léon Trotsky permet d’éclairer plusieurs questions soulevées dans les luttes actuelles.
Ce numéro des Cahiers du Cermtri est consacré à la publication de la brochure rédigée par Léon Trotsky à Prinkipo en janvier 1932, Et maintenant ? La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne. Depuis cette date elle n’a, à notre connaissance, pas été republiée dans sa forme initiale de brochure spécifique. C’est la vocation du Cermtri de la mettre désormais à la disposition de tous. Outre le fait de permettre d’accéder à nouveau à la brochure de Trotsky, Les Cahiers du Cermtri offrent au lecteur une édition enrichie pour la première fois de très nombreuses notes qui en facilitent la lecture, ainsi que de biographies. Ce numéro est disponible au prix de 8 €. Il est aussi possible de s’abonner aux Cahiers du Cermtri pour 35 € (4 numéros par an). Cermtri : 3, rue Meissonnier, 93 500 Pantin. Tel. : 01 49 91 44 83. Site Internet : cermtri.com |