Omer Bartov dénonce le carnage à Gaza

Omer Bartov est professeur à l’université Brown (Etats-Unis) et spécialiste de l’Holocauste. Lu dans la revue littéraire New York Review of Books, vol. 72 n° 7. 

Gaza, le 14 janvier. (AFP)
Par Omer Bartov
Publié le 13 avril 2025
Temps de lecture : 6 minutes

Dans un article publié par la revue littéraire New York Review of Books, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste mondialement reconnu de l’histoire des génocides et de l’Holocauste, propose une description sans concession de la société israélienne. Son analyse, appuyée sur de nombreuses études récentes, le conduit à affirmer que « Le souvenir de l’Holocauste a, de manière perverse, été utilisé pour justifier à la fois l’éradication de Gaza et le silence extraordinaire avec lequel cette violence a été accueillie. »

Il poursuit son argumentation :

« Si l’on tient compte des morts, des blessés, des milliers de personnes ensevelies sous les décombres, des milliers de morts “indirectes” dues à la destruction de la plupart des installations médicales, les milliers d’enfants qui ne se remettront jamais complètement des effets à long terme de la famine et des traumatismes, nous pouvons sans aucun doute conclure qu’Israël a délibérément soumis le peuple palestinien de Gaza, dont la plupart sont des réfugiés de la partition de la Palestine en 1948 ou leurs descendants, à “des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle”, comme le stipule l’article II de la Convention des Nations unies de 1948 sur le génocide.

Le reste du monde, en particulier les alliés occidentaux d’Israël et les communautés juives d’Europe et des Etats-Unis, devra faire face à cette réalité pendant de nombreuses années. Comment était-il possible, au XXIe siècle, quatre-vingts ans après la fin de l’Holocauste et la création d’un régime juridique international destiné à empêcher que de tels crimes ne se reproduisent, que l’Etat d’Israël, considéré et se décrivant lui-même comme la réponse au génocide des juifs, ait pu commettre un génocide contre les Palestiniens dans une impunité quasi totale ? Comment accepter qu’Israël ait invoqué l’Holocauste pour détruire l’ordre juridique mis en place pour empêcher la répétition de ce “crime des crimes” ? »

Le carnage à Gaza

Après un long développement pour caractériser la nature du sionisme et la réalité de l’apartheid infligé aux Palestiniens, Omer Bartov décrit des éléments précis de la situation à Gaza depuis octobre 2023 :

« Pendant l’année suivante, le carnage s’est poursuivi dans toute la bande de Gaza. En octobre 2024, le chirurgien Feroze Sidhwa, qui a travaillé à Gaza pendant deux semaines en mars et avril, a écrit dans le New York Times que lui et quarante-trois de ses collègues avaient vu plusieurs enfants préadolescents se faire tirer une balle dans la tête ou la poitrine. Les forces israéliennes ont pris pour cible des journalistes et des membres du personnel des médias à Gaza (en mars, 162 d’entre eux avaient été tués), ainsi que des professionnels de la santé.

Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a indiqué qu’au début du mois de décembre 2024, seuls dix-sept des trente-six hôpitaux de Gaza étaient encore partiellement opérationnels. Selon Médecins sans frontières (MSF), plus d’un millier de travailleurs de la santé avaient été tués à cette date. Début janvier, le registre de l’OMS des professionnels de santé détenus comptait un peu moins de trois cents noms. Les attaques israéliennes ont tué au total neuf membres du personnel de MSF depuis le début de la guerre. Le 21 mars, il a été signalé que les Forces de défense israéliennes (FDI) avaient bombardé l’hôpital turc près du couloir de Netzarim, qui sépare le nord de Gaza du reste de la bande de Gaza.

Plusieurs médecins, comme l’a rapporté le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en septembre 2024, sont connus pour être morts en détention israélienne. CNN a rapporté que le directeur d’al-Shifa, le plus grand hôpital de Gaza, a affirmé avoir été torturé à plusieurs reprises pendant ses sept mois de détention israélienne. (Il a finalement été libéré sans inculpation.) En décembre 2024, les FDI ont arrêté le directeur de l’hôpital Kamal Adwan de Gaza, Hussam Abu Safiya, et l’ont emmené au tristement célèbre camp militaire de Sde Teiman, où, selon son avocat, il a été soumis à diverses formes de torture et de traitements inhumains. Il n’a toujours pas été libéré de la détention israélienne.

Le nord de Gaza, y compris Jabalia, a été transformé en un océan de décombres avec des explosifs de fabrication américaine, dont beaucoup sont des bombes “sourdes” de deux mille livres conçues pour infliger des dégâts considérables et aveugles. Un cinéaste israélien qui a interviewé des réservistes revenant de Gaza m’a dit que la dévastation qu’ils ont vue leur rappelait les photos d’Hiroshima. (Il n’a pas encore trouvé de financement israélien ou européen pour terminer le film.)

Entre octobre 2024 et janvier 2025, l’opération dans le nord de Gaza a semblé suivre le plan dit des généraux, une proposition visant à vider le tiers supérieur de la bande de Gaza de sa population en combinant action militaire et famine. Des rapports ont fait état du fait que la zone autour du corridor de Netzarim était devenue une “zone de tuerie” où les troupes de Tsahal tiraient sur quiconque se trouvait sur leur chemin. De nombreux témoignages provenant de la Bande décrivent des chiens errants se nourrissant de corps non enterrés. Lorsque l’ancien chef d’état-major des FDI et ministre de la Défense Moshe “Bogie” Ya’alon a qualifié cette opération de nettoyage ethnique, il a été attaqué par la droite mais aussi par l’opposition, dont les dirigeants l’ont dénoncé pour avoir suggéré que les FDI ne pouvaient plus être décrites comme “l’armée la plus morale du monde”. »

Omer Bartov décrit le harcèlement quotidien, les crimes conscients et revendiqués par l’armée d’occupation israélienne. Il précise :

« Les déplacements répétés, les attaques incessantes contre des zones désignées comme sûres et la destruction systématique de logements, d’infrastructures, d’hôpitaux, d’universités, d’écoles, de lieux de culte, de musées et d’autres sites de mémoire et d’identité collective, tout cela indique une intention, déjà exprimée au début de la campagne, d’éradiquer complètement l’existence physique et culturelle des Palestiniens à Gaza et de rendre la bande de Gaza inhabitable. »

Refus en Israël

La société israélienne est décrite dans toutes ses contradictions, partant de ceux qui ne veulent pas voir ce qui se passe à Gaza, tout en manifestant contre Netanyahou à ceux, bien moins nombreux, mais dont le courant se renforce, qui refusent le génocide. Ainsi, il évoque certaines rencontres :

« Plusieurs personnes à qui j’ai parlé ont comparé leur sentiment de normalité face à l’atrocité, au film La Zone d’intérêt, sur le commandant nazi d’Auschwitz Rudolf Höss, qui vivait avec sa famille dans une maison bien entretenue juste à l’extérieur du camp. Certains réservistes, m’a-t-on dit, sont revenus de Gaza souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique sévère et n’ont reçu aucune aide. Certains d’entre eux – selon ma source et les reportages des médias israéliens – se sont suicidés.

Au cours de mon voyage, j’ai rencontré Lee Mordechai, un jeune professeur courageux de l’Université hébraïque qui a compilé une liste immense de crimes perpétrés par les FDI, qu’il met régulièrement à jour et publie en ligne. Comme les récents rapports d’ Amnesty International, de Human Rights Watch et de MSF, cette liste est une lecture effrayante mais nécessaire. »

Omer Bartov cite le « livre puissant » de Didier Fassin, dont le titre Une étrange défaite: sur le consentement à l’écrasement de Gaza, est inspiré « de L’Etrange Défaite, le récit de Marc Bloch sur l’effondrement de la France en 1940 (…). Celui de Fassin s’intéresse à une défaite morale. “Le consentement à l’anéantissement de Gaza a créé un énorme fossé dans l’ordre moral mondial”, commente-t-il. “Plus qu’un abandon d’une partie de l’humanité… l’histoire retiendra le soutien apporté à sa destruction.

Comment est-il possible, s’interroge Fassin, qu’à de rares exceptions près, “pour les dirigeants politiques et les personnalités intellectuelles des principaux pays occidentaux, […] la vie des civils palestiniens vaille plusieurs centaines de fois moins que celle des civils israéliens” ? Comment expliquer que “les manifestations et les réunions réclamant une paix juste soient interdites” ? Pourquoi “sans confirmation indépendante, la plupart des grands médias occidentaux reproduisent quasi automatiquement la version des événements relayée par le camp des occupants, tout en mettant sans cesse en doute celle racontée par les occupés” ? Pourquoi “tant de ceux qui auraient pu parler, pour ne pas dire s’élever contre, détournent-ils le regard de l’anéantissement d’un territoire, de son histoire, de ses monuments, de ses hôpitaux, de ses écoles, de ses logements, de ses infrastructures, de ses routes et de ses habitants, encourageant même dans bien des cas sa poursuite” ?

Le paradoxe, poursuit-il, est que cette abdication morale des Etats a été justifiée au nom de la morale.” Les pays européens ont proclamé qu’ils avaient une responsabilité historique envers les juifs et devaient garantir leur sécurité. L’attaque du 7 octobre était un acte monstrueux menaçant l’existence même d’Israël. Ainsi, la riposte des FDI était non seulement inévitable, mais aussi légitime… La destruction de Gaza et d’une partie de sa population était essentiellement un moindre mal pour éliminer un mal plus grand, à savoir la destruction de l’Etat juif à laquelle le Hamas aspirait. Dans ces circonstances, parler de crimes commis par les Israéliens relevait de la forme la plus suspecte de racisme : l’antisémitisme. Cela était d’autant plus vrai si l’on invoquait le génocide pour désigner le massacre de la population palestinienne, car il était intolérable que les descendants d’un peuple victime du plus grand génocide soient accusés d’en commettre un. »

Omer Bartov conclut son article sur une hypothèse : « La licence dont Israël, la terre des victimes, a longtemps joui et abusé pourrait bien prendre fin. Les fils et les filles de la prochaine génération seront libres de repenser leur propre vie et leur avenir, au-delà du souvenir de l’Holocauste ; ils devront également payer pour les péchés de leurs parents et porter le fardeau du génocide perpétré en leur nom. Ils devront tenir compte de ce que le grand poète israélien Avot Yeshurun, souvent oublié, a écrit au lendemain de la Nakba, dont nous assistons à une répétition, ou à une continuation : “L’Holocauste des juifs d’Europe et l’Holocauste des Arabes d’Eretz Israël ne font qu’un, l’Holocauste du peuple juif. Les deux se regardent droit dans les yeux. C’est de cela que je parle.” »